Recension : Max Weber, Qu’est-ce que les sciences de la culture ? (2023, Cnrs Éditions)

Max Weber (2023), Qu’est-ce que les sciences de la culture ?, Édition et traduction de Wolf Feuerhahn, Paris, Cnrs Éditions, 544 p.

Recension version post-print par

Julien Duval
jduval@msh-paris.fr
Directeur de recherche, CNRS, Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP), EHESS, 54 boulevard Raspail, 75006 Paris, France

 

Le centre de ce livre est un ensemble de trois articles de Max Weber qui figuraient dans Essais sur la théorie de la science dès le recueil établi par Marianne Weber en 1922 mais qui, non inclus dans l’édition française de Julien Freund de 1965, restaient inédits en français. Ces textes, écrits entre 1903 et 1906 et réunis sous le titre « Roscher et Knies et les problèmes logiques de l’économie politique historique », portent sur Wilhelm Roscher (1817-1894) et Karl Knies (1821-1898), fondateurs, avec Bruno Hildebrandt (1812-1878), de l’école historique allemande d’économie. Max Weber en fait une lecture critique : il leur reproche d’avoir continué à défendre, en dépit de leur approche historique, des thèses métaphysiques dans la continuité de la philosophie idéaliste avec laquelle leur entreprise entendait rompre.

Le premier article s’attache à « la méthode historique de Roscher ». Celui-ci voulait développer en économie, dès les années 1840, une méthode historique tournée vers la restitution et la connaissance de la réalité dans sa singularité (par opposition à une méthode « philosophique » orientée vers la « saisie conceptuelle »). Dans la pratique, cependant, son approche restait marquée par une ambition nomologique. Le concept de peuple qu’il mobilisait participait d’une attention aux singularités nationales absente des constructions abstraites de l’économie classique mais il s’apparentait à une entité métaphysique, à un concept général dont la réalité devait se déduire. Pour M. Weber, W. Roscher renouait, à son insu, avec « l’émanatisme hégelien », remplaçant simplement la spéculation sur la raison dans l’histoire par une forme de croyance religieuse (dans l’âme, d’origine divine, de la nation). Wilhelm Roscher ne rompait pas non plus avec « l’économie politique classique », puisqu’il lui reprenait la notion de l’intérêt particulier et la difficulté à concevoir une causalité qui ne soit pas de forme nomologique. Il ne pensait pas de façon conséquente « les relations entre le concept et ce qui est conçu ».

Les deux articles consacrés à « Knies et le problème de l’irrationalité » font valoir que le travail de K. Knies conserve aussi des fondements spéculatifs et les traces du même émanatisme. Si, dans sa conception de l’économie, K. Knies fait une place à l’action des individus, il ne la conçoit que comme irrationnelle et imprévisible et il la rapporte à une « personnalité » qui, émanation du caractère national, ramène aux mêmes problèmes que la méthode de W. Roscher. Pour mener sa démonstration, M. Weber emprunte un « long détour » (p. 433) qui propose des analyses critiques de thème développés par ses contemporains : la catégorie de synthèse créatrice proposée par Wilhelm Wundt, la question de l’interprétation en sciences sociales (discutée au travers des analyses de Georg Simmel sur la compréhension, de la théorie de Friedrich Gottl, des « sciences “subjectivantes” » de Hugo Münsterberg) et en esthétique (« l’intropathie » chez Theodor Lipps et « l’intuition » chez Benedetto Croce), la valeur de l’« évidence » de ce qui fait l’objet de l’interprétation compréhensive, le cas particulier de « l’interprétation rationnelle »…

Ces textes permettent à M. Weber de défendre sa propre conception de la « science de la culture » (terme que, comme d’autres Allemands de l’époque, il préfère au mot de « sociologie »). Il refuse la transposition aux sciences de la culture de l’idéal nomothétique associé aux sciences de la nature. Il distingue deux types de méthodes qui renvoient, à ses yeux, à une différence gnoséologique (deux types de connaissances peuvent être visées : nomologiques ou historiques) plutôt qu’ontologique (il n’y a pas de différence radicale entre les objets des sciences de la nature et de la culture). Dans les sciences de la culture, mais aussi les sciences de la nature (par exemple s’il s’agit de rendre compte de la chute d’un roc de pierre et son éclatement en morceaux), la causalité ne s’identifie pas toujours à une loi universelle. Max Weber conteste également que l’action humaine soit imprévisible et acausale. S’il pense qu’elle peut faire l’objet de compréhension, il n’oppose pas, comme le faisait Wilhelm Dilthey, cette dernière à l’explication ; il y voit plutôt une modalité de l’explication causale. Dans l’article sur K. Knies, il défend la démarche idéal-typique, comme rapport adéquat du concept à la réalité empirique.

Les non-spécialistes de M. Weber, à l’image de l’auteur de ce compte rendu, trouveront dans ces textes une (nouvelle) occasion de mesurer ce qui sépare les écrits de M. Weber des présentations scolaires qui l’opposent parfois de façon trop facile à Émile Durkheim ou Karl Marx. Ils y trouveront des idées très stimulantes (mais présentes dans d’autres textes de M. Weber). Ils jugeront peut-être un peu rébarbative ces trois articles sur deux auteurs dont les noms, mais aussi les démarches, n’ont plus guère d’écho aujourd’hui. Les textes prennent cependant du relief grâce à la longue introduction de Wolf Feuerhahn (200 pages) qui replace la réflexion de M. Weber dans les débats de son temps. Des éléments de contexte généraux sont d’abord donnés. Dans l’université allemande, le souhait de développer une science historique empirique en rupture avec les démarches spéculatives héritées de la philosophie idéaliste est alors commun. Le refus de considérer les sciences de la nature comme l’unique modèle est aussi très répandu. Le naturalisme est largement regardé comme « une affaire franco-britannique » (p. 61) et soupçonné de renfermer une « position politique favorable au socialisme » (p. 44). Les débats épistémologiques sont également marqués par le sentiment de déclassement des représentants des « sciences philologiques et historiques » devant la montée en puissance des sciences expérimentales et par les fortes concurrences régionales qui subsistent dans l’Allemagne récemment unifiée (1871).

Wolf Feuerhahn propose de lire les trois articles que M. Weber consacre à ses deux aînés comme des prises de positions à l’intérieur de la « querelle » plus récente que suscite « la nouvelle manière de pratiquer la science historique calquée sur la méthode des sciences de la nature » (p. 39) promue par Karl Lamprecht (1856-1915) depuis les années 1890 à l’Université de Leipzig. Karl Lamprecht est vigoureusement attaqué et soupçonné de « matérialisme » par des universitaires du sud-ouest de l’Allemagne, comme le néo-kantien Heinrich Rickert en 1902. Max Weber ne dénoncerait peut-être pas la « confusion entre science et métaphysique » de W. Roscher et K. Knies si elle ne lui semblait se perpétuer chez K. Lamprecht, notamment au travers du principe de « synthèse créatrice » emprunté à Wilhelm Wundt. L’objectif de M. Weber est de défendre sa conception des « sciences de la culture ». Ses articles combattent la conception de K. Lamprecht en mobilisant – non sans exprimer des réserves secondaires – des arguments développés par certains de ses collègues du sud-ouest de l’Allemagne (Wilhelm Windelband, Emil Lask, Ernst Troeltsch, Heinrich Rickert…). Il prend simultanément position dans la « querelle des méthodes » qui, en économie politique, oppose depuis le début des années 1880, l’école historique allemande (Gustav von Schmoller) et l’approche théorique autrichienne (Carl Menger). Wolf Feuerhahn insiste à ce sujet sur le fait que si, par la suite, des défenseurs comme des critiques du modèle de l’homo oeconomicus se sont réclamés de M. Weber, celui-ci percevait « un même idéal déductiviste » et une même incapacité à séparer « pensée et réalité » dans les deux écoles rivales. Il aspirait à opérer un dépassement. Pour appuyer sa lecture, Wolf Feuerhahn reproduit, en fin d’ouvrage, une trentaine de lettres où M. Weber s’exprime, plus librement que dans ses articles publiés, sur ses contemporains. Wolf Feuerhahn souligne enfin que les deux textes de 1904 et 1905 composant L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme sont contemporains des articles sur W. Roscher et K. Knies et traversés par les mêmes enjeux. Ils renferment aussi une prise de position critique à l’égard de la méthode de K. Lamprecht et, en plaçant le mot « esprit » entre des guillemets (supprimés dans les traductions françaises), M. Weber exprime la même méfiance à l’égard des concepts aux résonnances métaphysiques que dans ses écrits sur W. Roscher, K. Knies ou K. Lambrecht. Il conçoit aussi L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme comme une mise en pratique de la démarche idéale-typique.

Cette « lecture historique de l’émergence des réflexions wébériennes sur la science » (p. 14) est stimulante. Elle montre combien les positions de M. Weber – que chaque sociologue connaît au moins grossièrement – sont « indissociables des controverses qui les ont fait naître » (p. 122). Ce que les enseignements d’histoire ou d’épistémologie de la sociologie présentent comme les réflexions de M. Weber apparaissent moins comme les pensées d’un grand homme que comme une production collective, celle d’un espace intellectuel caractérisé par un large consensus sur quelques idées clés et un dégradé de nuances à l’intérieur de celui-ci. Dans cet espace, la position de M. Weber se marque par sa distance à celle de K. Lamprecht (même si W. Feuerhahn mentionne des positions encore plus critiques, comme celle de Georg von Below), par des différences avec celles de W. Windelband, E. Lask et, même s’il se montre nettement plus perspectiviste s’agissant du rapport aux valeurs de l’enquête, une certaine proximité avec H. Rickert (qu’il connaît depuis le lycée). Quant aux concepts que la tradition scolaire associe à M. Weber, ils s’avèrent souvent des emprunts – fréquemment retravaillés – à des contemporains : l’expression de « sciences de la réalité » vient de Georg Simmel, le terme de « idéal-type » de Georg Jellinek, l’argument de l’impossible description exhaustive du réel d’Heinrich Rikert…

Cette historicisation est intéressante mais elle peut décevoir par moments. D’abord, la reconstruction du « paysage académique » (p. 20) de l’époque reste surtout fondée sur l’analyse des textes ; les rapports de forces entre les universités ou les savants évoqués, comme les caractéristiques des protagonistes (par exemple, milieu social d’origine, positions institutionnelles, religion, politiques…), suscitent peu d’attention. Le texte d’introduction est rédigé pour un lectorat ayant déjà une bonne connaissance de M. Weber : peu d’informations sont données, par exemple, sur les travaux que le savant a déjà réalisés au début des années 1900 ou sur la position qu’il occupe alors dans le monde universitaire (ou son état de santé) ; la mention de sa « position marginale, quoique très visible » (p. 34) parmi les économistes reste une indication vague. Ensuite, les apports et limites de l’historicisation ne sont pas discutés. Le travail de contextualisation modifie notre regard sur la réflexion de M. Weber, mais en quoi améliore-t-il l’usage que les chercheurs en sciences humaines peuvent faire dans leurs travaux de ces réflexions ? N’y a-t-il pas le risque de faire de la compréhension de cette réflexion de M. Weber une fin en soi, là où M. Weber lui-même semblait n’y voir qu’un « outil de vigilance intellectuelle » (p. 14), produit dans et pour la recherche ? Par ailleurs, s’il est utile de restituer la réflexion de M. Weber au paysage intellectuel national dont elle émane, peut-elle y être cantonnée ? N’entretient-elle pas de fait des relations avec, par exemple, des « positivistes » étrangers ou d’éventuels Allemands qui, notamment dans le contexte de la diffusion du marxisme, seraient plus ou moins tenus à distance des discussions savantes ? Enfin, si la postérité des réflexions de M. Weber comporte certainement des méprises, des contresens, des anachronismes ou des déformations, elle suggère tout de même qu’elles ont des enjeux qui dépassent son contexte immédiat de production. Le livre, directement publié en édition de poche, semble viser un lectorat plus large que le cercle des spécialistes acquis aux vertus de la contextualisation, mais n’aborde pas ces questions.

Le travail d’édition reste impressionnant et il faut se réjouir de voir l’édition française, longtemps lacunaire, de M. Weber s’enrichir d’un nouveau titre. Cette parution entretient cependant un mouvement qui manque de cohérence et de plan d’ensemble : le corpus en français de M. Weber est dispersé chez plusieurs éditeurs et s’opère de plus en plus par fragments, sous des titres parfois créés à l’occasion de la seule traduction, ce qui ne facilite pas le repérage dans l’ensemble de l’œuvre.