Recension : Laure Bereni, Le Management de la vertu. La Diversité en entreprise à New York et à Paris (2023, Presses de Sciences Po)

Laure Bereni (2023), Le Management de la vertu. La Diversité en entreprise à New York et à Paris, Paris, Presses de Sciences Po, 288 p.

Recension version post-print par

Farah Deruelle
farah.deruelle@univ-tlse2.fr
Doctorante en sociologie, Université Toulouse Jean Jaurès/CERTOP ; CERTOP, Maison de la Recherche, 5 allées Antonio Machado, 31058 Toulouse cedex 9, France ;

 

Avec cet ouvrage pointu et résultant d’une décennie d’enquête, Laure Bereni propose « une lecture inédite du capitalisme contemporain et de ses nouveaux habits » (p. 8). Les habits en question désignent les politiques en plein essor de management de la diversité en entreprise, dont l’objectif est de prémunir les salarié·es de discriminations liées à la race, au sexe, à l’âge ou encore au handicap. Le désintéressement de la diversité paraît d’emblée un vœu pieu, sa qualité première étant d’être bonne pour les affaires. À l’heure où la mondialisation enjoint le patronat et son paternalisme à se refondre, la diversité sert surtout à la maximisation des rendements et à la conquête de nouveaux marchés raciaux. C’est sur l’institutionnalisation paradoxale de cette nouvelle catégorie de l’action publique que s’attarde l’ouvrage, soucieux de la resituer dans une ambitieuse comparaison internationale.

La méthode de l’auteure consiste à « comparer pour dénaturaliser » (p. 22) deux contextes d’émergence de part et d’autre de l’Atlantique. Elle s’appuie, entre autres matériaux, sur 112 entretiens menés auprès de cadres de la diversité de grandes entreprises privées des deux côtes, ainsi que des observations en ligne de leurs événements professionnels. L’ouverture de l’ouvrage sur deux portraits, Daniela, femme latina exerçant la fonction aux États-Unis et Isabelle, son homologue blanche en France, laisse deviner la pomme de discorde entre deux approches nationales jugées irréconciliables. La première différence mise en exergue par la comparaison, c’est cette persistance française à taire la race, à la diluer du périmètre de compétences de la diversité. Mais le regard comparatif informe aussi sur les nombreuses similarités entre Paris et New York. Malgré leur accès à la direction, ces managers font face au même manque de crédibilité pour imposer leur vision en interne. Profitable, la diversité n’en trouble pas moins le business as usual, jetant alors le discrédit sur ses promotrices plus ou moins zélées. Malgré trois premiers chapitres un peu arides, on apprécie que l’ouvrage ne fasse pas l’impasse sur une contextualisation théorique longue, pleinement nécessaire à la compréhension, plus fluide, des trois derniers chapitres consacrés à l’exposition des résultats.

Le premier retrace la toile de fond juridique et politique des deux nations supports de la comparaison. Aux États-Unis, le management de la diversité prend racine dans l’histoire raciale du pays. Acquis du Civil Rights Act, l’Equal Employment Opportunity garantit le principe de non-discrimination dans l’emploi et de recours civil en cas de manquement. Autre héritage du mouvement, les mesures compensatoires de l’affirmative action n’ont jamais disparu, malgré des attaques féroces à compter de l’administration Reagan. La diversité en est l’enfant illégitime. La France, quant à elle, apparaît marquée du sceau de ses politiques publiques catégorielles, préférant agir sur tout – l’égalité hommes-femmes, le handicap ou l’insertion des séniors – plutôt que de résorber la structuration raciale de son marché du travail. Intronisé par les recommandations européennes des années 2000, le droit antidiscriminatoire, de moindre portée, ne constitue qu’une source parmi d’autres de la diversité en entreprise. Chacune des nations paraît ainsi dépendante à son sentier : le « paradigme de l’antidiscrimination » prévalant aux États-Unis cherche à prévenir en amont toute inégalité professionnelle, tandis que la France s’inscrit dans un « paradigme de la redistribution » propre à son État social (p. 59), corrigeant en aval les injustices subies.

Les deux chapitres suivants proposent une sociohistoire de l’institutionnalisation de la diversité dans les deux pays. Aux États-Unis, c’est l’argument économique et gestionnaire qui retentira le plus, promu surtout par des consultant·es racisé·es cherchant à mettre à distance raisonnable l’héritage politique de la diversité. Des classements entre entreprises sont établis pour augmenter la compétition sur ce nouveau terrain de distinction. Outre le fait d’attirer les talents issus d’horizons pluriels, il s’agit désormais de fédérer leur loyauté aux cultures d’entreprise. L’envol de la diversité signe fatalement sa dépolitisation et les attributs des salarié·es à inclure se font de plus en plus nombreux, subsumant race et sexe « dans une infinité de différences individuelles » (p. 71). La forte marchandisation du champ étatsunien préside aux logiques de recrutement qui le structurent, les expertes de la diversité évoluant d’un grand groupe à un autre, quand elles sont non-spécialistes en France, recrutées parmi le vivier RH de l’entreprise. La promotion de la diversité en France tient d’ailleurs plutôt de la rencontre fortuite entre agenda d’un patronat à la fibre sociale et rêveries d’assimilation de la droite anti-immigration. Les minorités raciales ne portent le combat qu’à la marge. Suscitant « l’ire des défenseurs du modèle républicain » (p. 105), la diversité est vite déracialisée et confondue dans l’égalité des chances. L’État reprend alors à son compte les initiatives du secteur privé. La création du label AFNOR en 2008 illustre bien l’ambiguïté française, à mi-chemin entre « emblème d’un certain renoncement de l’État » et « cheval de Troie de l’action publique dans le monde gestionnaire » (p. 127). Soutenue par un cadre juridique souple, la diversité constitue, depuis, une nouvelle norme gestionnaire et civique à laquelle les entreprises du CAC 40 excellent.

Le quatrième chapitre détaille l’appropriation différenciée du droit, plus ou moins contraignant en fonction des contextes nationaux. Outre-Atlantique, les cadres de la diversité se distinguent de celles conduisant la besogne ingrate qu’est le travail de compliance (mise en conformité avec le droit). Leur périmètre se cantonne ainsi à l’évitement des recours contentieux pour motif discriminatoire (« what we have to do »), là où la diversité cherche à offrir des plus-values à l’entreprise (« what’s best for business », p. 145). Cette scission induit des carrières diamétralement opposées : plus encore assignée aux femmes noires, l’une, figure repoussoir, ne permet que peu d’ascension, tandis que l’autre, gratifiante et gratifiée, anoblit la réputation d’un grand groupe. En revanche, si aux États-Unis, la diversité se fait donc « à côté » du droit, elle tente d’aller « au-delà » en France, où les problématiques légales et managériales sont confiées à une même catégorie de personnel. Les obligations juridiques y sont présentées comme le minimum syndical, qu’elles cherchent à dépasser pour parfaire les pratiques de leur marque. Ancré dans la culture états-unienne, le droit antidiscriminatoire y fait office d’arme pour les minorités et symétriquement de « risque » pour les entreprises. En France, pays habitué à une régulation du marché d’autant plus acceptée qu’elle reste peu efficace, la « prescription douce » du droit (p. 173) suscite moins de craintes.

À partir du concept de « réalisme racial[1] » étendu vers un « réalisme identitaire » (p. 179), le cinquième chapitre examine la conversion de l’identité raciale et sexuée des managers de la diversité en compétences professionnelles pour prétendre à ces fonctions. Aux États-Unis, y nommer un homme blanc reste à peu de choses près impensable, les femmes noires comptant pour 40 % des managers enquêtées. Une telle assignation affirme la prééminence de la race dans la conception nationale de la diversité, autant qu’elle sert à authentifier l’engagement race-conscious des entreprises. Ainsi captée en expertise, l’identité raciale peut aussi être monnayée et instrumentalisée lors de passages à vide, comme en atteste Richard, enquêté noir, nommé VP diversité alors qu’un procès pour discrimination raciale menace son employeur. Les femmes blanches, quant à elles, concernées mais pas tant, ne subiraient qu’une « assignation douce » à la fonction (p. 192). En France, elles y sont d’ailleurs majoritaires et offrir le poste à un homme blanc s’avère une option viable, gage de sérieux. Outre leur dite objectivité, ceux-ci bénéficient d’une « présomption de loyauté à la raison des affaires » (p. 204) et relayent l’universalisme français et son antiracisme aveugle à la race. La légitimité à occuper la fonction y apparaît ainsi décorrélée de la capacité à l’incarner en des termes identitaires.

Le chapitre final met en relief le « travail de la frontière » (p. 21) qui échoit à ces professionnelles à l’ethos particulier, en tension entre rationalité et moralité, civisme et militantisme, profit et vertu. Pour détailler comment est endossée la fonction, l’auteure propose une version retravaillée d’une typologie déjà publiée[2], ici déclinée selon les contextes nationaux. Ainsi, experts « critiques », expertes « distanciées » et expertes « investies » s’inscrivent sur deux axes, cherchant leur propre équilibre entre gestion et critique, d’une part, entre entreprise et société, de l’autre. Si l’ensemble des « distanciées » s’attache à aseptiser et à dépolitiser leur fonction, les « profit drivers » états-uniennes visent la seule rentabilité de leur mission, quand les « gestionnaires de projets » françaises conduisent ce travail comme un autre – sans affects. Ensuite, parmi les « investies », les « community leaders » se détachent des « professionnelles de la vertu ». Les premières mettent un point d’honneur à rendre symboliquement ce qu’elles doivent à leur communauté d’origine, tout en servant d’exemple à suivre. Les secondes se sont plutôt spécialisées, corps et âme, dans la dimension civique de la diversité. Enfin, la posture des « critiques », plus aisément endossable par les hommes tant elle est risquée, se partage entre « equal opportunity gatekeepers », stricts garants du droit, et « militants professionnels », tentant de subvertir leur entreprise depuis ses marges. En dépit de leurs différences, ces cadres partagent des moyens budgétaires restreints, un faible impact interne et des perspectives de carrière limitées, si ce n’est taries.

À la croisée d’une sociologie du droit, de l’action publique et d’une profession pétrie d’assignations sexuées et raciales, Le Management de la vertu est une contribution majeure à l’étude de ces nouvelles fonctions caractéristiques de l’ère néo-libérale, de leur genèse à leur vécu. Donnant à voir des territoires professionnels précis, parfois faits de chasses gardées, Laure Bereni procède ici à l’analyse minutieuse d’un groupe professionnel émergeant[3], féminisé s’il en est, dont l’homogénéité de façade résiste mal à une enquête de longue haleine. L’ouvrage comble par-là de réels angles morts de la littérature croissante dédiée à la diversité[4]. Puisant dans une riche littérature pluridisciplinaire, il opère aussi un éclairage salutaire, quoique dense, levant la confusion entre la compliance, la diversity & inclusion, la responsabilité sociale des entreprises et distinguant ce qui relève du droit de ce qui relève de l’action publique. Ainsi délestées de leurs états d’âme, les entreprises s’accommodent plutôt bien de la reconduction des inégalités en leur sein, la diversité n’étant qu’un « levier de capture et d’instrumentalisation du droit et des politiques publiques, de domestication des critiques émanant de mouvements contestataires » (p. 251)[5]. L’actualité nous rappelle davantage encore son inefficacité, alors que ses fondations fragiles sont défaites par le récent arrêt de la Cour Suprême des États-Unis, censurant la discrimination positive à l’université jusqu’alors en vigueur pour les minorités raciales.

S’il fallait émettre une critique à cet ouvrage, l’analyse, prenant pour prisme ou bien l’échelle nationale, ou bien l’échelle biographique, tend à négliger l’influence intermédiaire des secteurs professionnels d’inscription des managers rencontrées. Laure Bereni la suggère pourtant lorsqu’elle évoque le secteur du conseil, plus enclin à l’irréprochabilité. Mais rien n’est dit des variations entre multinationales de la finance, organismes publics et géants de la tech. Dès lors, et puisque l’auteure convoque la sociologie des organisations, les mettre au centre de l’analyse aurait pu faire émerger leurs effets propres, en termes de divergences d’ethos ou de conditions d’emploi. L’étude prioritaire ici du secteur privé occulte par la force des choses un contrepoint pertinent. Au sein de la fonction publique française, pensons à l’exemple immédiat de l’ESR, ces fonctions s’effectuent parfois sans rétribution, à côté et en supplément de la fiche de poste prescrite. La discussion, parallèle, mérite néanmoins d’être initiée tant elle résonne avec les choix analytiques de l’auteure : n’existe-t-il rien de plus vertueux en effet, pour la raison capitaliste, que ce qui peut encore être fait gratuitement ?

  1. John D. Skrentny (2014), After Civil Rights. Racial Realism in the New American Workplace, Princeton, Princeton University Press.
  2. Laure Bereni et Dorothée Prud’homme (2019), « Servir l’entreprise ou la changer ? Les responsables diversité entre gestion, critique et performance de la vertu », Revue française de sociologie, vol. 60, no 2, p. 175-200.
  3. Comme il est dit, la dénomination de « groupe professionnel » paraît plus adéquate en contexte états-unien que français.
  4. Voir notamment Sara Ahmed (2012), On Being Included. Racism and Diversity in Institutional Life, Durham, Duke University Press ; Milena Doytcheva (2015), Politiques de la diversité. Sociologie des discriminations et des politiques antidiscriminatoires au travail, Bruxelles, Peter Lang.
  5. Le terme de « capture » est emprunté à Franck Cochoy (2007), « La responsabilité sociale de l’entreprise comme “représentation” de l’économie et du droit », Droit et société, no 65, p. 91-101.