Recension : Camille François, De gré et de force. Comment l’État expulse les pauvres (2023, La Découverte)

Camille François (2023), De gré et de force. Comment l’État expulse les pauvres, Paris, La Découverte, 240 p.

Recension version post-print par

Mégane Aussedat
megane.aussedat@univ-rouen.fr
Doctorante en sociologie, Dysolab-Université de Rouen Normandie ; DySoLab, Laboratoire des dynamiques sociales, Place Émile Blondel, 76130 Mont-Saint-Aignan, France ;

 

À partir d’un objet peu documenté en France d’un point de vue sociologique, la fabrique étatique des expulsions locatives, l’ouvrage de Camille François, sociologue et maître de conférences à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, contribue aux recherches académiques qui analysent comment l’action publique façonne les parcours résidentiels des familles populaires, notamment au travers de pratiques discriminatoires.

Issu de sa recherche doctorale, De gré et de force s’appuie sur une enquête de trois années mêlant entretiens, observations ethnographiques, exploitation d’archives et analyses statistiques, réalisée dans trois lieux principaux situés « en banlieue parisienne » : le service de recouvrement d’un organisme de logement social, des tribunaux d’instance et les locaux du bureau des expulsions d’une préfecture. Le matériau extrêmement riche ainsi recueilli permet à Camille François de décortiquer toute la « chaîne de l’expulsion » (p. 15), des premiers rappels à l’ordre d’un bailleur social vis-à-vis de ses locataires endettés à l’organisation pratique des expulsions « manu militari » par les forces de police.

« Comment la violence devient-elle légitime ? » (p. 19) Il s’agit-là du questionnement principal qui traverse l’ensemble de l’ouvrage et se divise, au fil des chapitres, en deux sous-questions : d’une part, comment la violence qu’implique l’usage de la force publique dans les expulsions locatives devient-elle légitime aux yeux des « petites mains de l’État » ? D’autre part, comment cette même violence devient-elle acceptable pour les familles qui en sont l’objet ?

Le premier des six chapitres, qui investiguent chacun une étape de la procédure d’expulsion, est consacré aux logiques qui conduisent les locataires de bailleurs sociaux à s’endetter. L’analyse s’appuie sur l’observation directe de rendez-vous entre des locataires et des travailleuses sociales en charge du recouvrement des dettes au sein d’un bailleur social. Camille François démontre que les impayés de loyer présentent plusieurs avantages, comparativement à d’autres formes de dette, pour les familles populaires qui font face à un manque d’argent. L’auteur tire d’abord le constat que ces dettes sont très souvent de courte durée : une grande majorité de locataires les remboursent au bout de quelques mois. Cet endettement temporaire permet aux ménages de dégager de petites marges de manœuvre dans leurs budgets serrés. Surtout, il s’agit d’une dette dont le coût financier et moral est limité étant donné que sa contraction peut se faire gratuitement et à distance. L’auteur conclut ainsi qu’il s’agit en fait d’un « acte parfaitement rationnel » (p. 40) de la part des locataires disposant de faibles ressources économiques.

Le deuxième chapitre s’intéresse à la façon dont les employées du service en charge du recouvrement cherchent à défaire ces logiques et à convaincre les ménages de prioriser le remboursement de leurs impayés de loyer par rapport à d’autres impératifs. Pour l’auteur, il s’agit alors de déceler les raisons pour lesquelles ce travail de recouvrement qui consiste à « réclamer l’argent des pauvres » (p. 49) revêt une dimension « tranquille et ludique » (p. 53) pour les agentes qui en ont la charge. Camille François mobilise la sociologie du travail et des milieux populaires pour mettre en exergue la façon dont la socialisation des employées du service de recouvrement leur fournit des dispositions économiques « ascétiques » (p. 54) activées dans des jugements moraux à l’encontre des locataires. Ces représentations, qui condamnent l’endettement et le présentent comme le fruit de l’incompétence budgétaire des familles, facilitent sur le plan moral les techniques qu’elles mobilisent pour obtenir des remboursements.

Le troisième chapitre déplace la focale sur l’étape suivante de la « chaîne de l’expulsion » : la scène judiciaire. L’auteur rend compte de la dimension arbitraire des jugements d’expulsion en mettant en évidence différentes variables non juridiques, parfois d’ordre moral, qui déterminent ces décisions. À partir d’une analyse statistique, Camille François montre aussi que, toutes choses égales par ailleurs, les jugements varient fortement en fonction des magistrats, alors même qu’il s’agit d’un « contentieux de masse » (p. 75) et d’un droit jugé « standardisé » (p. 93) par les juges eux-mêmes. Ce chapitre relève également un paradoxe qui laisse perplexe à la lecture : la présence d’un avocat aux côtés des locataires, au-delà d’être rare, est un facteur, sinon défavorable, du moins inopérant dans la probabilité de ne pas être expulsé. Pour l’auteur, cette démarche est en fait jugée défavorablement par les magistrats, perçue comme un « luxe inutile » (p. 94) défiant à la fois une « norme tacite » (p. 95) de déférence à adopter vis-à-vis de l’institution judiciaire et une posture critique attendue à l’endroit de la dette contractée.

Le quatrième chapitre restitue ensuite les enseignements d’une enquête ethnographique d’un an et demi menée au sein du bureau des expulsions de la préfecture. Ce service a pour mission de traiter les demandes de « réquisition de la force publique » exprimées par les bailleurs pour déloger les locataires qui restent dans leur logement malgré un avis d’expulsion. Plus de mille dossiers de demandes ont été consultés par l’auteur dans les archives du service. Il a pu ainsi constituer une solide base de données lui permettant de croiser observation ethnographique et analyse statistique pour explorer les logiques qui guident le travail des employées du service et les mécanismes de tri qui en résultent et désavantagent certains profils de locataires. On apprend que l’augmentation des expulsions réalisées avec l’appui de la force publique au cours des années 2010 s’explique par une logique de restriction budgétaire visant à diminuer les indemnités que l’État verse aux propriétaires en l’absence d’intervention. Cette « logique de budget » (p. 119) conduit au délogement plus fréquent des ménages qui représentent un coût financier plus important pour l’Etat du fait de loyers ou de dettes plus élevés. La suite du chapitre transpose aux employées du bureau des expulsions l’énigme posée au deuxième chapitre quant à l’inconfort moral que leur mission pourrait susciter. Camille François montre que les logiques de carrière des agentes se combinent à la mise à distance sociale des locataires pour neutraliser l’éventuel inconfort moral que pourrait générer le travail d’expulsion.

Les deux derniers chapitres entreprennent de répondre à la deuxième sous-question signalée plus tôt : comment la violence devient-elle légitime aux yeux des familles à qui on intime l’ordre de quitter leur logement ? Le cinquième chapitre s’intéresse à la gouvernance locale des expulsions et à ses transformations récentes, à savoir le partage croissant de cette compétence étatique avec les collectivités territoriales du département où est menée l’enquête. Ces évolutions ont pour effet de faciliter l’acceptation des expulsions auprès des familles, dans la mesure où elles diffusent des logiques régaliennes auprès d’agents qui n’appartiennent pas à cette sphère de l’État, notamment auprès des élus locaux et des travailleurs sociaux. Ces derniers effectuent en aval un travail d’explicitation et de relai des décisions auprès des locataires, ce qui tend à désamorcer d’éventuelles résistances. Enfin, le dernier chapitre, qui donne son titre à l’ouvrage, porte sur l’organisation pratique des opérations d’expulsion conduites par les forces de police. L’auteur y identifie les techniques mobilisées par les policiers pour réduire le risque de contestation de la part des locataires et considère la place du « pouvoir symbolique » dont jouissent les agents de l’Etat dans l’acceptation d’un délogement qui ne nécessite finalement que très rarement l’emploi de la force physique.

Parmi les nombreux enseignements de l’ouvrage, deux apparaissent transversaux. D’une part, Camille François dévoile les mécanismes qui produisent de la discrimination et de l’arbitraire tout au long du processus d’expulsion locative. Les logiques qui guident la pratique des agents de l’État, à chaque stade de la procédure, rendent certains locataires plus susceptibles que d’autres de subir une expulsion, et ce pour des raisons n’ayant rien à voir avec les critères fixés par le droit. Sans lister ces dernières de façon exhaustive, on retiendra par exemple que le fait d’être logé par un propriétaire particulier ou de ne pas bénéficier d’un accompagnement social surexposent certaines familles au risque d’expulsion. D’autre part, l’expulsion apparaît comme un jeu truqué qui oppose propriétaires et locataires, où les seconds semblent désavantagés du fait d’une moindre maitrise des règles explicites et implicites qui structurent le processus d’expulsion, d’une moindre reconnaissance en tant que « sujets de droit » (p. 97) par les magistrats et d’une mise à distance sociale par les agents de l’État qui contraste avec l’empathie que ces derniers expriment vis-à-vis des petits propriétaires. Le délogement des locataires endettés n’est pas pour autant le simple produit d’un système administratif subordonné aux intérêts de ceux qui concentrent le capital immobilier. Cette politique « suit des logiques internes à l’État, sur lesquelles les bailleurs ont peu de prise et qui influencent le déroulement des expulsions » (p. 206) avance l’auteur en conclusion. Par exemple, et comme déjà mentionné, l’augmentation des délogements depuis 2010 s’explique avant tout par des choix politiques suivant une logique d’austérité budgétaire, décorrélés de l’évolution du nombre de demandes d’expulsion émises par les propriétaires.

Au total, l’ouvrage convainc par la richesse du matériau, la finesse de sa restitution et de son analyse. On peut néanmoins souligner que la démonstration est plus probante lorsqu’il s’agit de comprendre la relation à la violence qu’entretiennent les agents administratifs plutôt que celle qu’entretiennent les locataires en instance d’expulsion. En effet, le matériau relatif au premier point est beaucoup plus riche, puisque l’enquête a été menée auprès des employés du secteur public alors que les locataires n’ont été approchés que dans leurs relations avec l’administration.

Sur cette question du rapport à la violence des acteurs professionnels, l’auteur formule une proposition théorique originale. De nombreux travaux s’appuyant sur la sociologie de la street-level bureaucracy[1] renseignent sur la façon dont les agents au guichet mobilisent des préjugés, notamment ethnoraciaux, pour trier et hiérarchiser les potentiels bénéficiaires des prestations ou droits sociaux qu’ils ont la charge de délivrer[2]. Le cas exploré par Camille François met en évidence un autre rôle joué par ces préjugés. L’auteur constate l’expression de stéréotypes ethnoraciaux par les employées du bureau des expulsions de la préfecture en même temps que l’absence de discrimination liée à la race dans la pratique de ces agents. Face à ce paradoxe, il avance que ces discours ne sont pourtant pas dénués d’effets. Aux côtés des jugements moraux liés à la condition économique des locataires, ils contribuent à la mise à distance sociale de ces derniers et ainsi à la « banalisation morale du travail d’expulsion » (p. 136) nécessaire à l’exercice de la violence légitime.

En mettant l’accent sur les jugements moraux, l’auteur montre que les familles en instance d’expulsion sont perçues par les agents administratifs comme étant coupables d’une faute qui justifie à leurs yeux l’expulsion. Pour autant, la réflexion aurait pu être prolongée par une attention plus soutenue à l’ignorance. En effet, au-delà d’une absence de connaissances, l’ignorance peut être envisagée comme « le résultat de pratiques reflétant ou ayant un lien étroit avec les inégalités sociales[3] ». Plus précisément, sont ici désignées les pratiques d’acteurs dominants qui alimentent activement l’absence ou le manque de savoir, déforment la réalité et participent ainsi à la protection de leurs intérêts[4]. Dans le cas étudié par Camille François, il aurait pu être instructif de questionner, à un niveau institutionnel et individuel[5], les mécanismes qui, en rendant les conséquences du délogement imperceptibles pour le personnel préfectoral, contribuent à réduire « la charge morale du travail d’expulsion » (p. 145). Ce point n’est pas complètement absent du propos de l’auteur. Celui-ci présente la « rareté des protestations visibles et insistantes des locataires » (p. 145) et l’absence de rencontre physique entre ces derniers et les fonctionnaires du bureau des expulsions comme deux éléments susceptibles d’« allège[r] d’autant la responsabilité morale des petites mains de la force publique » (p. 145). Néanmoins, il nous semble qu’une partie du problème reste dans l’ombre si n’est pas posée clairement la question des stratégies développées par les employées pour s’aveugler volontairement[6] à la vulnérabilité, psychique et matérielle, provoquée par l’expulsion. Camille François souligne par exemple que « les coups de téléphone [des locataires] sont écourtés au motif qu’ils interrompent le travail administratif » (p. 141). Dans ce cas-là, l’invisibilité des locataires et de leurs souffrances ne serait pas seulement un aspect du travail des agents de l’État indépendant de leur volonté, bien qu’apprécié, mais également le produit d’une démarche active de leur part, qui contribue, aux côtés des jugements moraux justifiant l’expulsion, à l’absence d’inconfort moral dans l’exécution de leurs missions.

Pour finir sur des considérations liées à la forme de l’ouvrage, on peut regretter la faible part laissée aux références bibliographiques mobilisées pour cette enquête. En effet, le chapitre introductif ne permet pas de réinscrire l’objet et la problématique de l’auteur dans la littérature scientifique française ou internationale. Le cadre théorique qui combine une attention aussi bien aux dispositions des acteurs qu’aux logiques institutionnelles apparait au fil des chapitres mais aurait gagné à être précisé de façon plus explicite en début d’ouvrage. Toutefois, sa forme courte et son style peu jargonneux destine ce livre à un public large, au-delà de la seule sphère académique, ce qui semble bienvenu au regard de la nature éminemment politique des expulsions que le propos met en évidence. Dans un contexte où la récente loi « visant à protéger les logements contre l’occupation illicite[7] » assouplit les conditions dans lesquelles l’État peut procéder à des expulsions locatives, on ne peut que souhaiter la diffusion large des enseignements de cet ouvrage, qui constitue par ailleurs une contribution importante à la sociologie du logement.

  1. Michael Lipsky (1980), Street-Level Bureaucracy. Dilemmas of the Individual in Public Service, New-York, Russell Sage Foundation.
  2. Dans le champ du logement, voir par exemple : Valérie Sala pala (2006), « La politique du logement social au risque du client ? Attributions de logements sociaux, construction sociale des clients et discriminations ethniques en France et en Grande-Bretagne », Politiques et management public, vol. 24, no 3, p. 77-92 ; Pierre-Édouard Weill (2014), « Quand les associations font office de street-level bureaucracy. Le travail quotidien en faveur de l’accès au droit au logement opposable », Sociologie du travail, vol. 56, no 3, p. 298-319 ; Marine Bourgeois (2019), Tris et sélections des populations dans le logement social. Une ethnographie comparée de trois villes françaises, Paris, Dalloz.
  3. Baptiste Godrie et Marie Dos Santos (2017), « Présentation. Inégalités sociales, production des savoirs et de l’ignorance », Sociologie et sociétés, vol. 49, no 1, p. 12.
  4. Nathalie Jas (2015), « Agnotologie », in E. Henry, C. Gilbert, J.-N. Jouzel  & P. Marichalar (dir.), Dictionnaire critique de l’expertise, Paris, Presses de Sciences Po, p. 33.
  5. Lisa Marie Borelli (2018), « Using Ignorance as (Un)Conscious Bureaucratic Strategy. Street-Level Practices and Structural Influences in the Field of Migration Enforcement », Qualitative Studies, vol. 5, no 2, p. 95-109.
  6. Aude Bandini (2018), « L’aveuglement volontaire », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 143, no 3, p. 391-406.
  7. Loi du 27 juillet 2023 visant à protéger les logements contre l’occupation illicite, https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000047897040