In memoriam Patrick Champagne (1945-2023)

par Julien Duval
Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP) CNRS-EHESS-Université Paris 1

 

Né en 1945, Patrick Champagne est mort le 9 décembre 2023. Membre actif, à partir de la fin des années 1960, du groupe de sociologues réunis autour de Pierre Bourdieu au Centre de sociologie européenne (CSE), il a mené, à titre individuel, des recherches sur les paysans, la fabrication de l’opinion publique et les médias qui mettaient en œuvre de façon exigeante la méthode sociologique de Pierre Bourdieu et qui ont marqué la sociologie des mondes ruraux et la sociologie politique.

C’est en suivant un cours de Jean-Claude Filloux et en lisant attentivement Emmanuel Kant, Karl Marx, Émile Durkheim, puis Claude Lévi-Strauss qu’il se prend d’intérêt, durant ses études de droit, pour les sciences sociales et la philosophie. Un camarade de travaux dirigés, Remi Lenoir, lui fait découvrir Les Héritiers puis l’entraîne en 1967 au séminaire de Pierre Bourdieu à la vie section de l’École pratique des hautes études. Dans les années qui suivent, il se forme au CSE à l’enquête sociologique en travaillant, dans le cadre de la recherche sur les grandes écoles, sur le CNAM et, dans le cadre des travaux sur les biens culturels, sur la réception de la télévision, auquel il consacre son premier article, publié dans La Revue française de sociologie en 1971.

Cette même année, il est recruté à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Sans couper ses liens avec le CSE, il oriente alors ses recherches vers le monde paysan. Il réalise une première enquête en Mayenne. Ses notes ethnographiques sur « les paysans à la plage » ou « la fête au village », contributions courtes mais fortes et originales à la revue Actes de la recherche en sciences sociales créée en 1975, en sont issues. Cette recherche menée sur plusieurs années le conduit aussi à développer des réflexions sur les entretiens (les bonnes questions, l’effet déterminant de la connaissance préalable du milieu étudié, etc.) et sur le principe de la méthode monographique qui postule l’autonomie de son objet. Une autre enquête, qu’il conduit à partir de 1978 dans la Bresse, se centre sur la crise de la reproduction de la paysannerie. La plupart de ses textes sur ce groupe social seront réédités en 2002 dans le livre L’Héritage refusé.

Une manifestation paysanne très médiatisée qui a lieu à Paris en mars 1982 le conduit, elle, à questionner la pratique par laquelle des manifestants prétendent représenter un groupe qui les dépasse pour interpeller « l’opinion publique » et « faire l’événement », c’est-à-dire attirer l’attention des médias. Cette analyse le ramène à la sociologie politique à laquelle il voulait se consacrer avant d’être recruté à l’INRA. Il la poursuit en travaillant sur l’histoire de la notion d’« opinion publique » et sur la capacité dont disposent aujourd’hui les médias pour faire accéder – ou non – des problèmes à « l’espace public ». Il rassemble ses analyses en 1990 dans Faire l’opinion. Ce livre approfondit la réflexion ouverte par Pierre Bourdieu dans sa célèbre conférence « L’opinion publique n’existe pas » (1973) et attire l’attention sur le rôle déterminant que jouent désormais une série de professionnels (sondeurs, communicants, politologues, journalistes…) dans un « jeu politique » qu’ils contribuent à fermer sur ses enjeux internes (par exemple, les « petites phrases », les questions de personnes…). Le livre s’impose comme un ouvrage de référence dans certains cursus de science politique et touche un public au-delà du monde universitaire. Il se vend à 15 000 exemplaires, est traduit dans plusieurs langues (espagnol, portugais, russe…) et connaîtra une édition de poche en 2015.

Dans les années 1990, alors que Pierre Bourdieu rédige des textes programmatiques ou d’intervention sur « l’emprise du journalisme », Patrick Champagne conduit des recherches sur les transformations du champ journalistique – avec notamment, à l’époque, la montée des préoccupations d’audimat – et sur la « double dépendance », aux mondes politique et économique, qui tend à le caractériser structuralement. Il joue un rôle important dans le développement en France d’une sociologie du journalisme. Il réunira ses propres articles sur ces thèmes dans un volume en 2016 (La Double Dépendance). Il s’implique parallèlement dans la création d’ACRIMED, une association qui, dans le contexte propre aux grèves de 1995, rassemble des journalistes et des universitaires et met en place, au travers d’un site Internet, un observatoire des médias. Il pense, selon le mot d’Émile Durkheim, que « la sociologie ne vaut pas une heure de peine si elle ne devait avoir qu’un intérêt spéculatif » et qu’il faut faire en sorte qu’elle produise des effets dans le monde social.

Patrick Champagne est aussi un pédagogue. Ses enseignements ont parfois laissé une marque durable chez celles et ceux qui les ont suivis à l’Université de Paris-1, à l’EHESS, puis à l’IEP de Toulouse. Il y traite surtout de méthode, en s’appuyant sur ses propres recherches, sa participation à l’enquête collective La Misère du monde (1993) ou des travaux qu’il estime. Il parle des entretiens, mais aussi de l’observation (et notamment de la façon dont des corps, comme ceux des paysans à la plage, portent et expriment des habitus), des artefacts statistiques ou de la manière dont on peut faire fonctionner une problématique générale sur un terrain ou un objet particulier. Il plaide pour un usage parcimonieux et rigoureux des concepts (qui, selon l’une de ses très nombreuses formules humoristiques, « doivent être restitués dans l’état où ils ont été trouvés »). Son expérience d’enseignement nourrit le manuel Initiation à la pratique sociologique qu’il publie avec trois collègues du CSE en 1989, et ses petits livres denses et synthétiques sur la sociologie (1998) et sur Pierre Bourdieu (2008) dans la collection « Essentiels Milan ». Soucieux de transmettre ce qu’il a reçu, il est aussi un relecteur attentif et généreux des textes qu’on lui communique. Il traque les facilités (rhétoriques, analytiques…), les remarques trop conjoncturelles qui pourraient faire vieillir prématurément un article et cherche, inversement, les différents moyens de « faire monter le papier ».

En 2004, il cosigne, avec l’historien Olivier Christin, un livre d’initiation à la pensée de Pierre Bourdieu et, dans les années 2010, il s’investit dans l’édition des cours de ce dernier au Collège de France. Il a suivi ces enseignements mais il s’étonne, les relisant vingt ou trente ans après, d’y découvrir encore des idées qui lui avaient échappé. Simultanément, il n’hésite pas à proposer de supprimer les passages plus faibles, répétitifs ou un peu redondants et confus, expliquant que les propos de Pierre Bourdieu ne sont pas un texte sacré, mais un réservoir d’instruments et de ressources qui aident à travailler plus vite, et mieux, qu’on ne le ferait sans eux.

Patrick Champagne s’efforçait de mettre en pratique les enseignements des sociologues qui, depuis ses années étudiantes, l’avaient marqué. Il croyait profondément à la possibilité et à la nécessité de regarder les choses avec un œil scientifique, telles qu’elles sont, et non pas telles que nos désirs, nos sentiments, les illusions sociales de toutes sortes nous conduisent à les envisager. Il n’aurait sans doute pas aimé, pour cette raison, qu’on lui rende hommage avec emphase. Il considérait qu’il avait eu la chance de participer et de contribuer à un moment et à une entreprise marquants de l’histoire des sciences sociales (la période suivante, c’est-à-dire l’époque présente, ne pouvait pas à ses yeux être aussi exaltante) et lorsqu’à l’occasion de son départ à la retraite, il avait été question de rendre hommage à ses travaux, il avait objecté qu’il n’avait pas de mérite à avoir fait son métier. L’intérêt et la pertinence que conservent par exemple, ses analyses des sondages et du « jeu politique », trente ans après leur parution, suggèrent toutefois que c’est avec un savoir-faire particulier qu’il a exercé le métier de sociologue.