Recension : Édouard Morena, Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique (2023, La Découverte)

 

Édouard Morena (2023), Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique, Paris, La Découverte, 168 p.

Recension version post-print par

Maël Ginsburger
mael.ginsburger@sciencespo.fr
Postdoctorant au CRESPPA-LabTop (CNRS), docteur en sociologie au CRIS (Sciences Po) ; CRESPPA-LabToP, 59-61 rue Pouchet, 75849 Paris Cedex 17, France ;

Comment les élites économiques mondialisées orientent-elles la lutte contre le réchauffement climatique afin que celle-ci serve, en même temps, leurs intérêts de classe ? L’ouvrage livre un riche panorama des acteurs, réseaux et stratégies qui cadrent, depuis le milieu des années 2000, les choix politiques nationaux et internationaux mis en œuvre pour lutter contre le changement climatique. Cet ouvrage repose sur une thèse forte : si la contribution massive de leurs choix d’investissement et de leurs modes de vie aux émissions de gaz à effet de serre sont largement documentés[1], les élites économiques usent également de leur pouvoir, de leurs réseaux d’influences ainsi que d’outils économiques et communicationnels puissants pour orienter les choix collectifs en matière d’écologie dans une direction qui leur est favorable, et qui ne concourrait pas à une transition juste, rapide et efficace.

À travers l’objet que constituent le capitalisme vert et sa promotion, l’auteur rappelle des caractéristiques bien documentées des élites mondialisées : l’ampleur de la circulation internationale des élites économiques[2], la rapidité avec laquelle elles sont capables de se mobiliser pour défendre leurs intérêts ou encore l’absence de frontières nettes entre les sphères de l’entrepreneuriat, de la haute administration ou des organisations transnationales[3]. De même, la capacité du capitalisme à absorber ou délégitimer sa critique est rappelée de manière magistrale[4]. L’originalité de l’analyse d’Édouard Morena tient plutôt au choix d’appréhender des phénomènes à travers une cause, l’écologie, aujourd’hui devenu commune – bien qu’inégalement – à l’ensemble de l’espace social. Or, la capacité des élites économiques à cadrer les choix collectifs en matière de climat permet de comprendre, en retour, le cadrage dépolitisant, universalisant et individualisant qui domine les questions de transition depuis le début des années 2000[5]. Son analyse se déploie au travers de cinq chapitres qui se répondent fortement.

Le premier chapitre complète l’introduction générale en analysant la conversion et l’organisation progressive, au cours des années 2000, d’une partie des élites économiques autour des enjeux de réduction des émissions de gaz à effet de serre. L’auteur analyse l’émergence d’un « nouvel esprit vert du capitalisme » dans lequel la critique des marchés et du système économique capitaliste est absorbée et transformée par ses acteurs centraux qui cadrent progressivement la lutte contre le réchauffement climatique autour des initiatives entrepreneuriales et philanthropiques, celles de hérauts du climat innovant par les solutions de marché et de cleantech qu’ils promeuvent. Ce premier chapitre a notamment pour décors les soirées mondaines, et les petits fours qui donnent son titre à l’ouvrage, lors desquelles la conversion des ultra-riches est mise en scène et légitimée par les interventions d’autres acteurs du débat climatique – ONG, scientifiques ou politiques. Dans ce paysage, l’auteur met particulièrement l’accent sur la centralité de certains acteurs – comme Al Gore, ex-candidat démocrate à l’élection présidentielle américaine dont le documentaire Une vérité qui dérange a contribué à la conversion d’une partie des élites au capitalisme vert – et de certains lieux – Londres, cœur de la finance carbone et la Silicon Valley, principale destination des investissements dans les technologies bas-carbone. Il montre enfin la manière dont les réseaux d’investisseurs verts qui se formalisent progressivement orientent les choix politiques, tant au niveau fédéral que national ou international – à commencer par la COP15 de Copenhague en 2009 –, au travers de think-tank verts ou de structures philanthropiques.

Le deuxième chapitre s’éloigne des salons et entre plus précisément dans un des mécanismes de marché centraux du capitalisme vert : la mise en place de systèmes de valorisation d’espaces naturels pour leur potentiel d’absorption des gaz à effet de serre et la revente des services fournis par ces puits de carbone à des entreprises soucieuses de neutraliser leurs propres émissions. Ce système pousse à l’accumulation et à la concentration de terres, notamment des pays du Sud, dans les mains des membres des élites économiques du Nord, mais induit aussi une revalorisation des terres déjà possédées, notamment en Ecosse ou en Nouvelle-Zélande, auxquelles est attribuée une nouvelle source de profit. L’auteur explore surtout l’initiative REDD (Réduction des émissions provenant de la déforestation et de la dégradation des forêts), portée lors de la COP13 en  2007 par Kevin Conrad, porte-parole de Papouasie Nouvelle-Guinée, né et éduqué aux États-Unis, qui incarne bien le lien vertueux que ce mécanisme est supposé renforcer entre pays du Nord et du Sud. Ce mécanisme formalise au niveau international la rémunération, sous forme de paiements directs ou de crédits carbone, des habitants et propriétaires des forêts dans les pays en voie de développement afin qu’ils préservent celles-ci de la déforestation. Ce mécanisme renforce les profits dégagés par les « carbon cowboys » (p. 62) en quête de nouvelles terres dans les pays en développement et par les riches propriétaires terriens, acteurs centraux de ce nouveau capitalisme de rente.

Le troisième chapitre retrace l’évolution de la place occupée par le cabinet international de conseil en stratégie McKinsey & Co dans l’orientation des politiques publiques et la promotion du capitalisme vert. Absent du débat climatique avant 2007, il devient lors de la COP15 un leader d’opinion sur le climat dont les outils, les anciens membres et les perspectives idéologiques prennent une place croissante au sein des gouvernements nationaux et des concertations internationales. Selon l’auteur, cette nouvelle place repose d’abord sur la création et la promotion d’un outil de valorisation de l’action climatique : la courbe des coûts marginaux. Celle-ci permet de mesurer, en un coup d’œil, le rapport entre les bénéfices en termes de réduction des émissions et les coûts, en dollars par tonne de CO2, de différentes solutions sectorielles (voir pour un exemple la figure 1 de l’ouvrage). Malgré les failles et opacités méthodologiques soulignées par l’auteur, cet outil a permis de crédibiliser tant la firme que le technosolutionnisme de marché qu’elle promeut. Elle repose en second lieu sur l’essaimage d’anciens consultants de McKinsey au sein d’ONG et de gouvernements, à commencer par celui de Barack Obama en 2008. Elle repose enfin sur le rôle que prend progressivement McKinsey dans l’élaboration de feuilles de route et d’analyses que ce cabinet fournit ensuite aux États et entreprises.

Les quatrième et cinquième chapitres s’éloignent de l’étude des mécanismes et acteurs économiques pour s’intéresser aux efforts faits pour orienter les discours et cadrer l’ensemble des mobilisations pour le climat autour du capitalisme vert. Le quatrième chapitre explore la place croissante qu’occupe la communication stratégique au sein des élites qui soutiennent ces solutions de marché. La COP21 et l’accord de Paris constituent, selon l’auteur, l’apogée de la main mise des élites sur la construction du discours autour de la transition. Il s’agit de promouvoir l’idée que la transition peut et doit passer par les solutions de marché et non par la remise en cause globale du capitalisme. Ce déplacement opère deux changements. D’abord, il déplace les objectifs des accords internationaux, qui sont progressivement vus comme des outils performatifs, servant à modifier les attentes d’acteurs perçus comme centraux – Édouard Morena s’appuie notamment sur la notion de « gouvernance incantatoire » [p. 114]. Ensuite, il déplace les frontières entre opposants et partisans de la cause climatique, renvoyant dos à dos les « idéalistes », critiques vis-à-vis du capitalisme vert, et les climatosceptiques, tout en permettant aux entreprises les plus polluantes d’apparaître comme des actrices incontournables d’une transition réaliste. Cette communication stratégique s’appuie tant sur des experts en communication, tels que ceux réunis au sein de l’influent « Global Strategic Communication Council » chargé de créer la dynamique autour de la COP21, que sur des « champions autoproclamés de la cause climatique » (p. 122) tels qu’Al Gore ou Christiana Figueres.

Le cinquième chapitre explore enfin le lien entre ces acteurs du capitalisme vert et les mouvements climat, en particulier Extinction Rebellion et Fridays for Future, le mouvement porté par Greta Thunberg. Selon l’auteur, les élites économiques ont en partie réussi à neutraliser la critique émanant de mouvements largement soumis aux négociations et acteurs internationaux. Cette neutralisation repose d’abord sur le rapprochement des élites avec le mouvement climat, qu’elles encouragent voire financent – comme au travers du don de 150 millions de dollars effectué par la fondation de Jeff Bezos auprès de différentes organisations américaines pour la justice climatique –, reconnaissant la nécessité de leur action. Ces soutiens légitiment l’action des entrepreneurs verts en témoignant de l’authenticité de leur engagement et participent à diviser le mouvement climat. Elles contribuent également à incorporer des mouvements perçus comme innovants et disruptifs dans des stratégies de financement à la frontière de la philanthropie et de l’investissement. Percevant Extinction Rebellion comme une « start-up innovante » (p. 146), des structures comme le « Climate Emergency Fund » se placent en position de soutenir financièrement des mouvements vus comme à leur image, qu’ils placent progressivement sous leur dépendance.

L’ouvrage constitue un apport essentiel à la compréhension du capitalisme vert et documente de manière critique et avec profusion d’exemples la manière dont les élites économiques orientent à leur avantage les choix collectifs en matière de lutte contre le changement climatique. Le défaut de l’ouvrage se situe sans doute dans cette profusion de noms d’individus ou d’institutions, de dates et d’anecdotes, dont certains sont seulement évoqués sur quelques lignes et peuvent parfois rendre difficile de cartographier ces élites et leurs relations. En résulte une impression probablement en partie souhaitée par l’auteur, celle d’un réseau dense d’individus et d’organisations qui se protègent et se soutiennent les uns les autres. En particulier, le livre a le mérite – et cela n’est pas assez souligné par l’auteur – de montrer la plasticité du capitalisme de rente et l’interdépendance qui réunit nouveaux acteurs de la Tech et ancienne aristocratie terrienne, qui ressortent tous gagnants d’un mécanisme comme le REDD. Mais la structure du champ que l’auteur décrit n’apparaît jamais clairement, et s’il insiste sur le soutien mutuel que les élites s’apportent, les phénomènes de compétition et de concurrence sont laissés dans l’ombre. On peut enfin souhaiter que l’auteur poursuive ses investigations par entretiens et observations, afin de pouvoir mieux positionner les représentations, justifications et récits déployés dans des interviews publiques – et largement mobilisées dans l’ouvrage – par rapport à celles présentées en coulisse à l’enquêteur et complétées par de plus amples détails sur leurs trajectoires sociales. Elles permettraient notamment de corroborer certaines conclusions – telles que celles portant sur la dimension feinte de l’éco-anxiété des élites étudiées.

En offrant un panorama riche des élites économiques converties au capitalisme vert et un éclairage indispensable sur les outils à leurs dispositions pour en assurer la promotion, l’ouvrage d’Édouard Morena contribue à restituer les enjeux proprement politiques de la transition écologique.

  1. Voir Lucas Chancel (2022), « Global Carbon Inequality over 1990-2019 », Nature Sustainability, vol. 5, novembre, p. 931-938 au niveau mondial et, dans le cas français, Antonin Pottier, Emmanuel Combet, Jean-Michel Cayla, Simona de Lauretis, Franck Nadaud (2020) « Qui émet du CO2 ? Panorama critique des inégalités écologiques en France », Revue de l’OFCE, no 169, p. 73-132.
  2. Anne-Catherine Wagner (2005), « Les élites managériales de la mondialisation : angles d’approche et catégories d’analyse », Entreprises et histoire, no 41, p. 15-23.
  3. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (2016), Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte.
  4. Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999), Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard. Voir aussi Laure Bereni (2023), Le Management de la vertu. La Diversité en entreprise à New York et Paris, Paris, Presses de Sciences Po.
  5. Jean-Baptiste Comby (2015), La Question climatique : genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir.