Recension : Dominique Boullier, Propagations. Un nouveau paradigme pour les sciences sociales (2023, Armand Colin)

Dominique Boullier (2023), Propagations. Un nouveau paradigme pour les sciences sociales, Paris, Armand Colin, 320 p.

Recension version post-print par

Julien Boyadjian
julien.boyadjian@sciencespo-lille.eu
Maître de conférences en science politique, Sciences Po Lille ; Sciences Po Lille, 9 rue Angellier, 59000 Lille, France ; julien.boyadjian@sciencespo-lille.eu

 

Propagations, le dernier ouvrage de Dominique Boullier, poursuit une ambition scientifique forte, amorcée il y a déjà plusieurs années[1] : poser les fondations d’un nouveau paradigme – qualifié par la suite plus modestement de « point de vue » – pour les sciences sociales. Selon l’auteur, les sciences sociales « traditionnelles » ne seraient pas suffisamment armées pour comprendre les crises sociétales contemporaines, comme celle de la Covid-19, des attentats terroristes, du réchauffement climatique, ou encore des « fake news ». Autant de crises reposant sur des phénomènes de « propagation » – d’un virus, d’un mème internet, d’une rumeur, d’actifs financiers, etc. – dont les dynamiques de circulation ont des logiques propres qui ne se réduisent pas, selon l’auteur, à des effets de la structure sociale ou aux préférences individuelles des agents qui en sont les vecteurs. À côté de la structure sociale/la société, première entité étudiée par les sciences sociales, et des préférences individuelles, deuxième entité, se tient une troisième entité : le contenu propagé, qui a sa propre « agentivité », i.e. sa propre capacité à agir, qui n’est ni celle de la société, ni celle des individus. Jusqu’à présent, les sciences sociales ont dans leur très grande majorité ignoré cette troisième entité que sont les propagations ; tandis que les rares auteurs à s’y être intéressés, comme Gabriel Tarde, ne disposaient pas des techniques de traçabilité pour les mesurer (p. 254). Or, avec l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux numériques, il devient possible de suivre ces propagations à la trace. Sur un réseau social comme Twitter, désormais X, – que Dominique Boullier présente comme un laboratoire idéal pour étudier les phénomènes de propagation – chaque message et chaque reprise d’un message, autrefois qualifié de « retweet », est précisément horodaté. Sous réserve d’accès aux données – une condition de plus en plus incertaine depuis le rachat de la plateforme par Elon Musk – les chercheuses et chercheurs peuvent alors retracer, seconde par seconde, la dynamique de propagation d’un message, ou plus largement d’un « buzz », sur cette plateforme. Tout l’objet du livre est alors de montrer l’intérêt de mobiliser un nouveau « point de vue » des sciences sociales pour comprendre ces propagations à l’ère numérique.

L’ouvrage se décompose en trois grandes parties. La première présente plusieurs grands exemples de propagation étudiées par la science, mais pas nécessairement par les sciences sociales : les virus, les objets, la culture, la valeur – les actifs financiers –, la rumeur, dont les « fake news » et les mouvements de foule. Pour chaque exemple de propagation, dont chacun fait l’objet d’un chapitre, l’auteur mobilise des littératures et théories scientifiques très diverses, et parfois très éloignées de celles mobilisées d’ordinaire en sociologie ou science politique : l’épidémiologie en ce qui concerne l’étude des virus ou, plus surprenant – voire perturbant nous y reviendrons – la théorie de l’évolution darwinienne pour étudier les propagations culturelles, la théorie freudienne du désir pour comprendre les crises financières ou encore l’éthologie, l’étude du comportement animal, pour analyser les manifestations et les mouvements de foule. L’objectif de cette première partie est de montrer ce que ces disciplines ont à nous apprendre, en termes de méthodes de traçabilité, de calcul et de modélisation, pour fonder « une théorie sociale des propagations » (p. 12). La seconde partie de l’ouvrage explique ce que l’ère numérique – celle des plateformes, des mèmes, de l’internet des objets, etc. – change dans l’étude des propagations. L’auteur centre son propos en particulier sur Twitter, « machine virale et mémétique » (p. 159), devenu un véritable terrain d’expérimentation pour l’étude des propagations numériques. Les différents chapitres de cette partie évoquent ainsi les méthodologies de traçage, de calcul et de modélisation permises par ce réseau social, mais aussi ce que Twitter « fait » à l’espace public, en lui imposant notamment un « nouveau rythme » (chapitre 8).

Enfin, la troisième partie de l’ouvrage, et le chapitre 11 en particulier, constitue le cœur de la démonstration et présente le paradigme/« point de vue » de la propagation dont Dominique Boullier entend établir la convention. L’auteur commence par retracer une histoire de la quantification en sciences sociales, en s’inspirant des travaux d’Alain Desrosières, où se succèdent deux grandes périodes, correspondant aux deux premiers « points de vue » des sciences sociales. La première, qui débute au xixe siècle et dont Émile Durkheim incarne la figure de proue, accorde à la seule « société », la structure sociale, un pouvoir d’agir sur les individus. L’appareil de preuve repose ici sur les grandes statistiques nationales fournies par les instituts nationaux. La seconde période date du milieu du xxe siècle et est incarnée par le duo Gallup-/Lazarsfeld. L’agentivité du social est ici accordée aux individus – aux « préférences individuelles » – et l’appareil de preuve repose cette fois sur les sondages produits par les instituts commerciaux. Sans faire table rase de ces deux premiers « points de vue » sur le social, Dominique Boullier propose un troisième point de vue, complémentaire aux deux premiers, qui entend donner aux propagations leur propre « agentivité », qui n’est pas celle de la société ni celle des individus, en s’appuyant sur un nouvel appareil de preuves : les traces numériques fournies par les grandes plateformes du capitalisme financier numérique, ordinairement appelés les GAFAM : « notre intention est seulement de contribuer à poser les bases d’une convention permettant de faire émerger une théorie sociale et un objet, les propagations […] une nouvelle matière première qui mérite un examen pour elle-même et qui produit une troisième “couche” du social, mesurable selon d’autres principes, et non réductible à la société ou à l’opinion. La société a fini par exister, l’opinion a fini par exister, les propagations doivent finir par exister » (p. 211).

Forte et ambitieuse, la proposition scientifique de Dominique Boullier de forger un nouveau paradigme pour les sciences sociales peut paraître également clivante par bien des aspects – malgré des précautions répétées et salutaires pour assurer au lecteur que ce nouveau point de vue n’a pas de prétention hégémonique – et donne en tout cas matière à réflexion. On peut saluer pour commencer cette tentative, encore assez rare en sciences sociales, de chercher à théoriser les transformations induites par la numérisation de nos sociétés. S’il est désormais une évidence d’affirmer que la « révolution numérique » affecte toutes les dimensions du monde social et si de nombreux travaux scientifiques tentent d’en rendre compte, les ouvrages de sciences sociales proposant une théorisation d’ensemble de ces transformations sont moins nombreux. L’ouvrage de Dominique Boullier a en particulier le mérite de prendre au sérieux la dimension dynamique/diachronique des phénomènes sociaux, souvent reléguée au second plan par les sciences sociales quantitatives.

On peut néanmoins soulever ici trois points de discussion et d’insatisfaction à la lecture de l’ouvrage. Le premier concerne le statut que Dominique Boullier accorde aux sciences sociales. Au cours de la lecture, la frontière entre sciences humaines et sociales, et sciences « dures » apparaît de plus en plus floue, questionnant ce qui constitue réellement pour l’auteur l’identité et la spécificité des SHS. Si l’on comprend l’intérêt de mobiliser des théories en dehors du champ des sciences sociales, comme l’épidémiologie ou l’éthologie, on peut regretter en revanche que l’auteur ne s’intéresse pas davantage aux conditions d’importation de ces concepts et méthodes dans le champ de la sociologie. Le précepte durkheimien selon lequel il faut « expliquer le social par le social » ne semble pas partagé par l’auteur – ce qui n’est pas en soi un problème – sans toutefois que celui-ci ne formalise ce qui constitue selon lui la spécificité des SHS par rapport aux sciences « dures ». Qu’est-ce que les sciences sociales ont à dire de plus, que l’épidémiologie ou la science des données par exemple, sur les propagations ? L’auteur répond « une théorie sociale » des propagations, sans spécifier outre mesure ce que cette théorie « sociale » a de spécifique.

Un deuxième point de discussion concerne une relative ambiguïté concernant l’ambition scientifique de ce troisième « point de vue ». Le travail du sociologue étudiant les propagations devrait être selon l’auteur de détecter les « patterns des courbes de propagation d’un côté et les variations des entités qui circulent de l’autre » (p. 180) sans chercher à savoir quelle est la cause de la propagation, son origine, ni questionner ses conséquences sur les individus et la société ; une tâche somme toute relativement descriptive, et peu explicative du social, comme le résume l’auteur : « adopter le point de vue des propagations, c’est abandonner une approche causale des processus sociaux pour accepter ces moments où le hasard joue son rôle, dans la conjonction d’éléments qui s’alignent ou s’amplifient réciproquement » (p. 146). Or, on peut se demander sur quoi pourra reposer cette « théorie sociale des propagations » si elle ne s’appuie que sur des travaux qui ont abandonné toute approche causale, toute dimension explicative. Le fait même de parler de « théorie » ne paraît plus évident. On peut d’ailleurs regretter que l’ouvrage ne s’appuie pas sur quelques études de cas de propagation numérique qui auraient permis d’illustrer ces préceptes méthodologiques et de mieux comprendre leur intérêt heuristique. Le seul exemple donné, celui du mème Pepe the Frog, ne repose pas sur une analyse quantitative de propagation.

Enfin, un dernier élément de discussion concerne l’un des préceptes méthodologiques formulé par l’auteur en conclusion : « les trois points de vue des sciences sociales ne peuvent être confondus ni croisés tant que leurs méthodes respectives n’ont pas produit de propositions validées et alignées avec leur point de vue » (p. 296). Alors que l’auteur rappelle tout au long de l’ouvrage – à juste titre selon nous – que les trois points de vue sont complémentaires et que celui sur les propagations n’a pas vocation à se substituer aux deux premiers, on ne comprend pas vraiment sur quelle base cet appel à ne pas croiser les points de vue se fonde alors. Si l’on prend l’exemple du mouvement #metoo évoqué à plusieurs reprises dans l’ouvrage, pourquoi retracer la propagation numérique de cet hashtag – détecter le « pattern » de la courbe et étudier les variations du mot-dièse, pour reprendre les termes de l’auteur – exclurait de fait la nécessité de comprendre dans quel contexte social et culturel, de court, moyen et long terme, ce phénomène s’est produit ? De la même manière, pourquoi ce travail de modélisation de la courbe de propagation ne pourrait pas s’accompagner d’une volonté de comprendre les motivations des utilisatrices qui ont choisi de raconter leur histoire, souvent douloureuse, sur Twitter et de diffuser ce hashtag ? Les utilisatrices du réseau sont-elles uniquement des « vecteurs » du hashtag agies par lui (proposition de l’auteur) ? Sur un sujet comme celui-ci, ne peut-on pas supposer que le fait de raconter, ou non, son histoire sur un réseau social nécessite de s’intéresser aux « préférences individuelles » ? Comme l’illustre cet exemple, l’auteur invite constamment le lecteur à s’interroger sur son propre rapport aux sciences sociales. Propagations est en conclusion un ouvrage ambitieux qui propose un cadre analytique nouveau pour penser les phénomènes générés par la révolution numérique. Si ce « nouveau paradigme pour les sciences sociales » soulève un certain nombre de questionnements et d’objections, il a néanmoins le mérite d’ouvrir un débat scientifique nécessaire et bienvenue quant à la façon dont les sciences sociales peuvent et doivent étudier les phénomènes numériques.

  1. Dominique Boullier (2015), « Les sciences sociales face aux traces du big data. Société, opinion ou vibrations ? », Revue française de science politique, vol. 65, no 5-6, p. 805-828.