Recension : Juliette Rennes, Métiers de rue. Observer le travail et le genre à Paris en 1900 (2022, Éditions de l’Ehess)

Juliette Rennes (2022), Métiers de rue. Observer le travail et le genre à Paris en 1900, Paris, Éditions de l’Ehess, 360 p.

Recension version post-print par

Sebastián Pizarro Erazo
sebastian.pizarroe@gmail.com
Docteur en sociologie, Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (UMR 3320, CNAM, CNRS) ; ATER, Université Paris-Est Créteil ; LISE-CNAM, 1LAB40, 2 rue Conté, 75003 Paris, France

 

Vers la fin du mois de février 1907, un événement suscite tout l’intérêt des habitant·es de la ville de Paris et, en particulier, de la presse : les premières femmes cochères s’apprêtent à faire circuler leur char dans les rues de la capitale. Alors que la production visuelle de l’époque rend compte de la convergence d’une foule de personnes vers le point de départ de leur trajet, pour Juliette Rennes le caractère spectaculaire de cet épisode ne relève guère de l’évidence. Tandis que d’autres corporations de métiers traditionnellement masculines, comme c’est le cas des cochers, connaissaient déjà une insertion des femmes dans leurs rangs, pourquoi cette fascination pour les cochères ? Par ailleurs, comment expliquer qu’elles fassent davantage la une des journaux que d’autres travailleuses qui, comme elles, demeurent minoritaires dans leur secteur professionnel ? Afin d’y apporter des réponses, Juliette Rennes s’intéresse, dans Métiers de rue. Observer le travail et le genre à Paris en 1900, aux métiers de rue, à savoir « toute forme possible d’activités rémunérées dont une partie significative du temps de travail se déroule dehors » (p. 14). Ainsi, la chercheuse propose d’interroger l’organisation genrée des activités qui ont lieu dans l’espace public et la manière dont celles-ci sont observées et mises en image.

La chercheuse s’appuie sur un matériau foisonnant, qui repose sur deux types de sources. D’abord, d’ordre iconographique : une centaine de cartes postales avec des prises de vue des métiers de rue et, en nombre plus limité, des clichés photographiques, des illustrations de presse, des films issus des archives Gaumont-Pathé et des peintures repérées à partir de catalogues de musées et d’expositions. Ce matériau est ensuite complété par des données textuelles qui se divisent en deux catégories : d’une part, un corpus de 200 articles et d’environ 60 ouvrages (enquêtes ouvrières, guides d’orientation professionnelle, monographies, etc.) et, d’autre part, des sources étatiques (annuaires statistiques de la Ville de Paris, procès-verbaux d’audiences judiciaires, registres d’état civil, rapports médicaux, entre autres).

Dans le premier chapitre Juliette Rennes décrit et analyse ce que recouvre la catégorie de « métiers de rue ». Elle rend alors compte de la diversité de cette population laborieuse. Ce terme désigne des activités hétérogènes (trottins, garçons de café, porteuses de pain, chiffonniers, cochers, prostituées, etc.), qui sont segmentées en fonction de plusieurs critères : le genre, l’âge, le statut professionnel (salarié, journalier, indépendant), le revenu et l’origine. En dépit des différences internes au groupe, ces professionnel·les se rejoignent sur trois aspects. D’abord, les métiers de rue occupent à un moment ou à un autre la voie publique pour travailler, se reposer, manger, sociabiliser, etc. De ce fait, ils ont aussi en commun l’exposition à la surveillance et au contrôle policiers. Enfin, les travailleur·ses qui en relèvent sont particulièrement menacé·es par les transformations qui accompagnent la modernisation de la société française (hausmannisation, préoccupations hygiénistes, industrialisation), ce qui conduit des photographes à en garder la trace à partir de prises de vue.

Le chapitre 2 traite de l’organisation genrée des métiers de rue. À cet effet, il s’intéresse aux professions dont l’objectif principal est d’observer les activités qui se déploient dans l’espace urbain : photographes, peintres, journalistes, etc. S’agissant avant tout d’hommes, le regard véhiculé des métiers de rue est fort genré. Ils mettent en exergue la force demandée par certaines activités et valorisent la virilité de ceux qui les réalisent. Par la suite, la chercheuse rend compte des mécanismes sociaux (socialisation genrée, production culturelle, orientation professionnelle) qui concourent à l’organisation sexuée des métiers de rue. À chaque fois il s’agit de dissuader les femmes de les exercer – car très exigeants physiquement et donc a priori contraires à la nature féminine – et de les encourager à s’orienter vers des activités sédentaires. Aussi, la circulation féminine solitaire – ou plutôt sans hommes – sur la voie publique est associée à la prostitution, à savoir donc à une pratique déviante de la sexualité, ce qui décourage fortement les femmes d’entrer dans les métiers de rue et contribue à les diriger vers des occupations d’intérieur comme l’enseignement, l’administration, etc.

Cela dit, le chapitre 3 montre comment les femmes parviennent à se faire une place dans certaines des branches professionnelles traditionnellement masculines des métiers de rue. L’auteure aborde alors les conditions qui rendent possible l’accès des femmes à la corporation des cochers. Depuis  l’entrée dans ce secteur se fait par le biais d’une épreuve orale et pratique. En 1906, la création de l’École de cochers et charretiers permet aux femmes de s’inscrire en formation pour préparer ce concours sélectif. Dans ce contexte, l’avènement des cochères s’appuie notamment sur le processus de scolarisation des filles de classes populaires qui démarre vers la fin du xixe siècle et permet le développement de leurs compétences écrites. C’est, par exemple, en notant le nom des rues qu’elles parcourent dans le cadre de leur apprentissage qu’elles réussissent l’examen oral. L’insertion des femmes dans des branches professionnelles masculines n’en fait pas moins l’objet de controverses. En atteste, par exemple, l’apparition des reporteresses, c’est-à-dire de femmes exerçant le journalisme sur la voie publique en vue de l’écriture de reportages. Ces professionnelles suscitent, en effet, des critiques concernant leur déviance vis-à-vis de la féminité traditionnelle – associée à l’intérieur, à la passivité, etc. – et sont, à ce titre, dépeintes dans les caricatures comme des « prostituées » ou des individus dont le genre est difficile à identifier.

Le chapitre 4 s’intéresse, quant à lui, aux « petits métiers de rue », à savoir les activités moins lucratives qui ont lieu sur la voie publique. Dans l’intérêt d’étudier la division genrée au sein de cette catégorie de métiers peu rémunérateurs, Juliette Rennes traite des secteurs mixtes de la vente sédentaire et ambulante en plein air. D’abord, et conformément aux normes de genre qui attribuent aux femmes les positions les moins exigeantes sur le marché du travail, la vente sédentaire est largement féminisée. À l’inverse, la vente ambulante concerne plus souvent les hommes. Néanmoins, les femmes exercent tout de même des métiers qui demandent à la fois de se déplacer en ville et de porter des charges lourdes, comme en attestent les marchandes de quatre-saisons, les chiffonnières, les porteuses de pain et de lait. Ces travailleuses suscitent l’intérêt de la presse de l’époque. En effet, en même temps que des reportages rendent compte de leurs conditions de travail et des brutalités policières qu’elles subissent, les journalistes, de sexe féminin notamment, s’en emparent comme preuve de la capacité des femmes à exercer des métiers exigeants physiquement.

Le chapitre 5 porte sur le racolage. La chercheuse y met en lumière les rapports sociaux dans lesquels s’inscrit la pratique de capter l’attention des personnes sur la voie publique. La légitimité à se montrer dans l’espace public est variable en fonction du sexe. Ainsi, des métiers tels que celui de crieur de journaux, exercé par des jeunes hommes principalement, y ont toute leur place. À l’inverse, le travail sexuel doit rester discret. Or, tandis que la prostitution masculine n’est pas réglementée et a lieu de manière clandestine compte tenu du stigmate attaché à l’homosexualité, les services sexuels féminins peuvent être enregistrés (« filles soumises ») à la Préfecture de police. En tout état de cause, la circulation des prostituées est fortement encadrée (interdiction de circuler après minuit, de stationner sur la voie publique, etc.) et toute dérogation à la norme peut faire l’objet d’arrestation.

Néanmoins, le sexe n’est pas le seul facteur qui agit sur les conditions d’occupation de la voie publique. Celui-ci s’articule avec l’âge, ce que Juliette Rennes montre dans le chapitre 6. De manière générale, l’avancée en âge évince davantage les femmes que les hommes du marché du travail parisien. En vieillissant, les femmes s’éloignent de la norme de désirabilité liée à la jeunesse, perdant ainsi en employabilité. Cela est notamment perceptible au niveau des métiers de rue. À cet égard, l’expérience des prostituées est assez éloquente. Le vieillissement entraîne une dévalorisation marchande qui les contraint de vendre leurs services dans les périphéries de la ville aux couches les plus précaires de la population et à un prix moins élevé. Dès lors, les femmes âgées sont, de manière générale, souvent confrontées à des difficultés financières (pauvreté, mendicité, etc.), mais aussi à des formes de violence symbolique. En vieillissant, elles deviennent invisibles et disqualifiées par l’entourage. En atteste, par exemple, la production visuelle de l’époque, qui rabat le corps féminin âgé des chiffonnières à la saleté et à l’usure. Toutefois, l’auteure ne saurait dépeindre une image uniquement négative des femmes âgées de l’époque. Bien au contraire, en étant moins « désirables », elles deviennent « invisibles » aux yeux des hommes, ce qui leur permet de circuler plus librement dans la rue, c’est-à-dire à l’abri de leur regard.

Dans le chapitre 7, la chercheuse traite des suiveurs et rend ainsi compte, à l’inverse, de l’expérience des jeunes femmes dans la rue. La circulation de la jeunesse féminine sur la voie publique fait l’objet du désir masculin. Alors que la culture visuelle de l’époque érotise l’activité des femmes pionnières dans certaines branches professionnelles des métiers de rue (colleuses d’affiches, cochères, etc.), les passantes sont confrontées à la figure du suiveur, qui traduit la « pratique masculine de suivre les femmes » (p. 317). Celle-ci s’inscrit donc dans un rapport de sexe, mais aussi d’âge. Elle désigne une jeune femme qui est suivie dans la rue par un homme plus âgé. À l’époque, cette pratique est courante et admise. En même temps qu’elle est représentée dans la série de cartes postales « Paris pittoresque », des guides touristiques, tels que Le Guide parisien, livrent des conseils pour mener à bien « l’art de suivre les femmes » (p. 325).

L’accès progressif des femmes à des métiers impliquant d’occuper la voie publique est interprété par les journalistes de l’époque comme le résultat des revendications en faveur de l’égalité entre les sexes. Cela dit, le chapitre 8 montre que ce phénomène ne peut être attribué aux mobilisations féministes. Certes, les femmes se saisissent de ces discours pour intégrer certains corps professionnels, dont celui des cochers. Néanmoins, on n’assiste pas à la féminisation des métiers traditionnellement masculins, ce que confirment les données statistiques. De plus, la présence des femmes dans ces milieux ne témoigne pas forcément d’une transformation des mentalités. En revanche, leur recrutement, par exemple, parmi les cochers est satirisé par la presse. Les cochères sont représentées comme étant toujours porteuses de qualités féminines dans un métier d’hommes, en effectuant des tâches ménagères ou en étant sexualisées. En outre, si l’apparition des premières colleuses d’affiche relève d’un caractère spectaculaire, Juliette Rennes souligne que leur embauche s’explique par la volonté, du côté des entreprises, d’en tirer un « profit symbolique et matériel » (p. 351) à l’heure de la circulation des idées féministes. C’est dans l’intérêt de faire connaitre son entreprise que Raoul Gabert fait appel à la main-d’œuvre féminine.

Juliette Rennes clôture son ouvrage avec un épilogue où elle interroge la disparition des cochères de l’espace médiatique, visuel et culturel. En effet, plusieurs professionnelles de rue actives pendant la première décennie du xxe siècle sont « remplacées » par la production visuelle de nouvelles travailleuses. Dans le contexte de la Première Guerre mondiale, ce sont, par exemple, les porteuses de journaux et les mécaniciennes qui prennent leur place. Leur disparition progressive de la mémoire visuelle se fait sous l’argument du « progrès ». Les avancés techniques, industrielles et sociales rendent obsolètes les métiers de rue d’antan. Or, d’après la chercheuse, l’étude de l’expérience des travailleuses de rue permet de contester une supposée marche vers le « progrès » dans la mesure où, entre autres, les inégalités de genre dans l’occupation de la voie publique sont toujours d’actualité.

En somme, la contribution de l’ouvrage de Juliette Rennes est triple. En mobilisant des matériaux iconographiques et textuels pour étudier les réalités sociales et professionnelles des travailleur·ses de rue parisien·nes du début du xxe siècle ainsi que les représentations dont elles font l’objet, cette recherche renouvelle les travaux en histoire urbaine, du travail et du genre. Le regard historique porté ici à l’occupation de l’espace public et à une partie de la population laborieuse féminine rend compte des évolutions et continuités au niveau des rapports de genre et de ce qu’ils font à l’expérience des femmes dans la ville.

Néanmoins, nous pouvons tout de même regretter un certain manque d’éléments concernant la vie privée et notamment familiale des travailleuses de rue. En effet, si Juliette Rennes montre que l’accès des femmes à des métiers traditionnellement masculins pose d’autant plus question que leur activité professionnelle est jugée et représentée comme étant incompatible avec leur rôle de pourvoyeuses informelles de soins au sein de la famille, les pratiques d’articulation des temps sociaux des travailleuses ne sont guère abordées. Dans les faits, comment orchestrent-elles vie familiale et professionnelle ? En quoi les métiers de rue constituent pour les femmes un moyen leur permettant d’apporter des revenus au foyer sans délaisser leurs responsabilités familiales ? Par ailleurs, un autre aspect de l’activité des travailleuses de rue qui reste en suspens concerne la façon dont elles subissent les injonctions à rester au foyer, qui émanent des pouvoirs publics vers la fin du xixe siècle. À l’époque où la pensée hygiéniste et les préoccupations natalistes font de la figure de la « femme de foyer » la clé de voûte de la reproduction de la main-d’œuvre[1], comment négocient-elles dans la sphère familiale leur insertion professionnelle ? De quelle manière l’action du législateur en matière, par exemple, de régulation du travail des femmes[2], influence-t-elle l’organisation de leurs temps travaillés, tant professionnels que familiaux ?

L’étude de ces questions aurait pu approfondir l’analyse du vécu des travailleuses de rue parisiennes du début du xxe siècle. En effet, les obstacles qu’elles rencontrent dans leurs parcours professionnels sont aussi à situer dans un contexte où, par le biais d’instruments variés comme les restrictions vis-à-vis de l’emploi féminin, les politiques familiales, les pouvoirs publics érigent les femmes en pricipales responsables de la prise en charge du travail d’assistance au sein de la sphère domestique et familiale. Ainsi, c’est en vue d’articuler tâches familiales et professionnelles que des activités relevant des « métiers de rue » (charretières, marchandes ambulantes de nourriture) et ayant lieu à proximité du domicile constituent une voie professionnelle privilégiée pour les femmes, notamment les mères[3].Toutefois, cela ne réduit en rien le grand intérêt de cet ouvrage qui contribue à montrer que les femmes ont bel et bien « toujours travaillé » et occupé la voie publique, et ce malgré la volonté des institutions de les confiner dans l’espace privé.

 

  1. Daniel Bertaux (1977), Destins personnels et structure de classe, Vendôme, Puf ; Quynh Delaunay (2003), Société industrielle et travail domestique. L’Électroménager en France (xixe –xxe siècle), Paris, L’Harmattan.
  2. Françoise Battagliola (2008), Histoire du travail des femmes, Paris, La Découverte.
  3. Louise A. Tilly & Joan W. Scott (2002 [1978]), Les Femmes, le Travail et la Famille, traduction M. Lebailly, Paris, Payot.