Recension : Isabelle Clair, Les Choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes (2023, Seuil)

Isabelle Clair (2023), Les Choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes, Paris, Seuil, 400 p.

Recension version post-print par
Romain Philit
romain.philit@ined.fr

Doctorant, Sociologie, EHESS, Ined, CMH ; Ined, Campus Condorcet, 9 cours des Humanités, 93322 Aubervilliers cedex, France
et
Axel Ravier
axel.ravier@univ-rouen.fr

Doctorant, Sociologie, DySoLab, Université de Rouen, CEG-Université de Lausanne, Fellow IC Migrations ; DySoLab, Université de Rouen Normandie, 1 rue Thomas Becket, 76821 Mont-Saint-Aignan cedex, France

 

Ce livre d’Isabelle Clair rend compte de plus de vingt ans d’ethnographie sur l’expérience de l’amour, de la conjugalité et de la sexualité, et cela, dans trois jeunesses en France (15-20 ans). Dans la continuité des nombreux articles méthodologiques et théoriques de l’auteure parus ces dernières années, le livre mobilise des matériaux très riches, permettant d’analyser finement les pratiques (conjugales ou non-conjugales) et les représentations de l’amour tout en les restituant dans leurs contextes sociaux (les cités HLM, le monde rural et la bourgeoisie culturelle parisienne).

Sa présence prolongée auprès des jeunes des trois terrains lui permet de saisir l’amour en train de se faire, en mettant ainsi à distance le point de vue des parents. À partir d’une analyse fine des discours et des pratiques de l’amour, l’ouvrage soutient une position théorique forte : le genre ne constitue pas « une différence dans la différence », encore moins un attribut de la classe, mais bien un rapport social relativement autonome qui traverse et structure l’espace social. En effet, la force de l’ouvrage est de montrer comment les rapports de genre s’imbriquent avec les autres rapports sociaux, façonnant ainsi les positions de classes, de races et, plus généralement, la position sociale des individus.

Le couple, un foyer de l’ordre du genre hétérosexuel

La structure de l’ouvrage vient étayer la position théorique de l’auteure : avant d’examiner les pratiques de l’amour, elle commence par décrire dans la première partie « l’ordre du genre hétérosexuel » dans lequel celles-ci s’inscrivent. La comparaison des trois terrains permet ainsi de mettre au jour les régularités qui structurent les rapports de genre et de saisir comment ces derniers se déploient dans les trois jeunesses étudiées.

Dans le premier chapitre, l’auteure met en évidence l’irruption de la norme conjugale au moment de l’entrée dans l’adolescence. Marginale dans l’enfance, l’expérience du couple devient une « référence » centrale (p. 30) des sociabilités adolescentes. En effet, une fois au collège, les enquêté·es se découvrent « célibataire », reflétant en creux la valeur sociale attribuée au couple. Dans leur propos, le « désir de rencontre » tend ainsi à prendre le pas sur « le désir pour la personne rencontrée » (p. 36). La norme conjugale vient en outre soutenir l’ordre hiérarchique entre les hommes et les femmes, les relations amoureuses et sexuelles étant l’un des principaux « foyers » où s’élaborent et se reproduisent les rapports de genre[1].

Le chapitre 2 expose comment, pour les garçons, la performance conjugale s’insère dans un ensemble de sociabilités visant à « se montrer à la hauteur de [leur] sexe » (p. 54). En effet, se dire en couple avec une fille constitue une stratégie efficace pour mettre à distance la figure repoussoir du « pédé » (p. 44). Elle n’est toutefois pas la seule : pour se distinguer des filles et faire preuve de leur hétérosexualité, les garçons s’engagent également dans une série de pratiques perçues comme masculines (le foot, le rap, les petits bizness lucratifs, etc.), au travers desquels ils affirment leur position hégémonique dans le groupe des garçons et, par la même occasion, assoient leur domination sur les filles (p. 55). Les modes d’expression de l’hétérosexualité varient néanmoins d’une jeunesse à l’autre : tandis que dans les grands ensembles d’habitat social et les espaces ruraux, l’homosexualité fait l’objet d’une stigmatisation explicite et récurrente, dans la bourgeoisie parisienne « gayfriendly », elle est surtout invisibilisée (p. 45), maintenant ainsi les adolescents s’écartant de l’hétérosexualité dans une forme de « gayfriendly closet »[2].

Le chapitre 3 montre que la performance conjugale des filles est fortement orientée vers la construction d’une féminité respectable et la mise à distance du stigmate de la « pute » (p. 108). À la différence de celui du « pédé », qui cible seulement les quelques garçons qui ne parviennent pas à tenir leur rang, le stigmate de la « pute » agit sur l’ensemble des adolescentes (p. 55). De plus, si la mise en couple leur permet d’apparaître comme respectable, ceci se fait au prix de leur « appropriation » (p. 86). En effet, une fois en couple, elles cessent d’être « à la disposition de tous » (p. 92) pour devenir à la disposition d’un seul. Dans les cités HLM, où les relations amoureuses hors mariages sont moins acceptées, c’est davantage le contrôle de la famille, via la figure du « grand frère », qui garantit la respectabilité des filles (p. 116-117). En somme, il semble n’y avoir guère de « devenir-femme » sans une forme d’appropriation individuelle ou collective. Certaines enquêtées parviennent toutefois à mettre en place des stratégies pour déjouer en partie ce processus. Dans la ruralité et les grands ensembles, l’incarnation du « garçon manqué » retarde la féminisation en maintenant temporairement dans l’enfance (p. 118). Dans la bourgeoisie parisienne, la figure de la « fille non-binaire » permet « d’échapper au stigmate de la pute par le refus du grime de la féminité » sans rester toutefois prisonnier de l’enfance (p. 121).

Des garçons « immatures », des filles « coincées »

La deuxième partie de l’ouvrage aborde les trois temps qui constituent l’expérience de l’amour à l’adolescence : se rencontrer, faire couple et sortir du couple. La description de ces trois moments, relatifs à des pratiques conjugales, sentimentales et sexuelles, ne constitue pas un « cycle » des relations, mais bien un cadre avec lequel les adolescent·es négocient.

Le chapitre 4 analyse les ressorts de la rencontre et la manière dont elles se différencient en fonction des milieux sociaux. En effet, les configurations spatiales et familiales, et les normes qui y ont cours orientent les rencontres. L’auteure revient notamment sur la quête de la pureté particulièrement prégnante dans les cités HLM. Celle-ci donne lieu à des pratiques plus clandestines, les marques d’affection n’étant possible qu’en-dehors du foyer, « dans des lieux publics mais abrités » (p. 101). Elle souligne également les effets de l’enclavement, très présent dans la ruralité, qui limite les possibilités de rencontre et favorise l’homogamie, soit la sélection d’un ou d’une partenaire partageant les mêmes propriétés sociales. Plus largement, le chapitre se concentre sur les scripts sexuels de la rencontre, le plus souvent à l’avantage des garçons, et propose une analyse éclairante du caractère « immature » de ces derniers et de celui « coincé » des filles. L’immaturité des garçons pointée par les filles (et les adultes) est la conséquence d’un ordre du genre où les garçons, pour se distinguer de ces dernières, préfère « jouer » entre amis et se « jouer » des femmes plutôt que de se préoccuper des « choses sérieuses », ie des relations amoureuses (p. 183). En outre, devant la difficulté des garçons à prendre l’initiative, certaines filles retourne le script et prennent les devants pour « que quelque chose se passe » (p. 168). Cette configuration reste toutefois minoritaire, la plupart des filles attendant des garçons qu’ils fassent le premier pas pour préserver leur « respectabilité ». Dans une dernière sous-partie passionnante, l’auteure souligne que ces blocages et immaturités favorisent les histoires d’amour « dans la tête ». Ainsi, si rien ne se passe, tout s’imagine (p. 194).

Le chapitre 5 se concentre sur l’entrée en relation, qui impose aux adolescent·es de « faire » couple. L’auteure montre que « le conjugal est apparu partout – comme un idéal, comme une évidence incontournable ou, beaucoup moins souvent, comme un anti-modèle » (p. 199). On constate que réaliser la vie conjugale, responsabilité souvent portée par les filles, est conditionnée par l’autonomie matérielle et symbolique des jeunes, distinctes entre les milieux sociaux. Sur les deux premiers terrains, les jeunes n’ont pas conscience de vivre « chez eux », mais bien chez leurs parents (p. 211). Le contrôle de ces derniers restreint alors leurs possibilités de « faire » couple. Dans la bourgeoisie culturelle, le sentiment de disposer d’un « chez-soi », favorisé par une « politique d’éducation axée sur l’indépendance » (p. 211), permet d’expérimenter une autonomie conjugale et de « mimer la vie d’adulte » (p. 200). Les conditions matérielles d’existence et cette dichotomie expliquent aussi en partie les contrastes quant à l’exposition aux violences conjugales. En effet, dans la ruralité, l’installation des couples dans des logements indépendants agit comme un « générateur de violences conjugales du fait seul de la solitude des couples et de l’installation des filles dans un rôle domestique » (p. 226).

Enfin, le chapitre 6 revient sur la sortie du couple, un moment banal de la vie amoureuse adolescente. En effet, l’auteure montre que la jeunesse est un moment d’expérimentation conjugale et sexuelle, qui permet de « comparer pour se faire une idée » (p. 265) avant la véritable exclusivité. Cette épreuve constitue un moment d’expression d’un conflit entre les sexes. Ce dernier transparaît dans la fixation différenciée de la jalousie : les garçons soupçonnent toujours les filles de les comparer sexuellement à d’autres, tandis que les filles ne peuvent quant à elles s’assurer des sentiments que les garçons leur portent (p. 283). Par ailleurs, ces discours sur la jalousie et la rupture n’ont pas les mêmes enjeux pour les deux sexes et dans les différentes classes. En effet, sortir du couple est tout d’abord moins risqué pour les garçons, qui peuvent exprimer plus facilement leur sentiment d’enfermement et d’ennui, pourtant supporté par les deux sexes. Plus largement, les normes d’autonomie relationnelle exprimées plus fortement dans la bourgeoisie culturelle (p. 289), mais aussi les conditions d’existence plus favorables semblent donner aux jeunes de ce troisième terrain « une conscience de leur valeur plus difficile à ébranler, d’une manière générale, et peut-être, de manière spécifique, par la rupture amoureuse » (p. 306). Ainsi, l’absence de jalousie et de douleur semblait plus prégnante chez les jeunes bourgeois.

Se positionner dans un espace intersectionnel

En étudiant les discours sur les « autres », la circulation des pratiques et les interactions entre les différents milieux sociaux, la troisième partie montre comment les pratiques de l’amour et de la sexualité participent à la production de frontières symboliques entre les groupes sociaux et positionnent les jeunes dans un espace social structuré simultanément par les rapports de classe, de race et de genre.

Ces frontières entre classes s’expriment notamment au travers de la figure de la racaille. En effet, dans le chapitre 7, l’auteure revient sur les usages sociaux de ce stéréotype et montre que cette figure circule entre les groupes, renforçant les appartenances de classes, mais aussi de sexualité. Figure transgressive par essence, elle est tantôt esthétisée par les jeunes de la bourgeoisie culturelle, qui profitent de cette mise en scène de soi – de cet « objet de spectacle » (p. 327) – pour apparaître comme subversifs, tantôt jalousée par les jeunes ruraux, qui n’ont accès à la violence que de façon hypothétique, et qui bénéficient d’une moindre attention médiatique et politique. Contrairement aux jeunes de cité eux-mêmes, pour qui cette figure et son style associé s’inscrivent dans leur quotidien, mettre en mot le stéréotype constitue pour les autres « un moyen de dire et de montrer ce qui est interdit ou inaccessible, mais qui peut néanmoins être désirable » (p. 386). Enfin, cette « figure performée » traverse l’ensemble de l’espace social, car elle permet aux garçons d’affirmer leur virilité. Par son absence d’ambiguïté de genre (p. 330), la racaille permet ainsi la mise à distance d’une homosexualité supposée.

Le dernier chapitre détaille le rapport des trois jeunesses étudiées à l’homogamie. Si, sur chaque terrain, elle est la norme, celle-ci opère différemment et ne suscite pas le même discours. Dans les milieux ruraux et les cités, le choix des partenaires est fortement contraint par la faiblesse des ressources relationnelles et les contrôles de l’entourage. Toutefois, alors qu’à la campagne l’homogamie apparaît comme subie (p. 338), dans les cités, les adolescent·es, et en particulier les filles, transforment cette nécessité en « revendication ». En effet, le choix de leur partenaire est guidé par le sentiment d’appartenir à un « groupe social à défendre » (p. 340). Dans la bourgeoisie, l’entre-soi est aussi activement recherché : il s’agit d’« assumer » ses privilèges et ses goûts en privilégiant des partenaires aux positions de classe et de race similaires (p. 343-344). Enfin, à partir des rares expériences hétérogames – ie où les partenaires n’appartiennent pas au même milieu social – l’auteure montre comment ces dernières, loin de les abolir, reproduisent les rapports sociaux tout en les déplaçant. En faisant travailler l’intersectionnalité « en contexte[3] », elle souligne comment certaines configurations, comme la rencontre sans lendemain entre Aliénor, une fille blanche de la bourgeoisie, et Anicet, un garçon racisé des classes moyennes, peut s’accompagner à la fois du renforcement de certaines frontières sociales – ici, de race et de classe – et du relâchement de certaines normes – par exemple, de genre (p. 368-371). En occupant une position de domination dans les rapports de classes et de races vis-à-vis d’Anicet, Aliénor semble plus en mesure de transgresser les contraintes qui pèsent sur la sexualité des femmes (être épilée, ne pas initier la rencontre, etc.).

Dans la conclusion, l’auteure expose les trois principaux ressorts de variation du noyau normatif du genre : le « degré d’autonomie » des jeunes, les « idéologies du genre » qui ont cours dans les différents espaces, et les « usages » qui en sont faits (p. 381-383). Ainsi, la plus grande autonomie des jeunes de la bourgeoisie culturelle et la prégnance parmi elles et eux de la gayfriendlyness exercent des « effets décisifs sur [leurs] marges de manœuvre dans leurs façons de se métamorphoser en hommes et en femmes » (p. 384). Pour autant, l’auteure se refuse à conclure que « plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus l’étau normatif du genre se desserre » (p. 384). En effet, l’autorité morale que confèrent les idéologies progressistes aux jeunes de la bourgeoisie invisibilise plus qu’elle n’affaiblit les rapports de genre et de sexualité. Par ailleurs, bien qu’elles soient moins visibles et qu’elles ne s’expriment pas dans le langage distinctif de la gayfriendlyness, les jeunes des milieux populaires mettent également en place des stratégies pour négocier leur position dans l’ordre du genre.

Sans que cela ne soit préjudiciable à la qualité de l’ouvrage, certains points auraient pu être explorés davantage. En effet, l’ancrage ethnographique et l’usage comparatif des matériaux limitent la possibilité de restituer les discours des enquêté·es dans des trajectoires amoureuses et sexuelles. En outre, la focale de l’auteure sur les pratiques discursives tend parfois à effacer l’importance des pratiques corporelles dans la formation des attitudes genrées à l’égard de l’amour et de la sexualité. Bien que des éléments contextuels soient pris en compte, l’auteure aurait pu enfin insister davantage sur les caractéristiques des villes étudiées, afin de ne pas négliger leur influence sur les comportements et les déplacements des enquêtées.

Ceci étant, il n’en demeure pas moins que cet ouvrage constitue une invitation stimulante à constamment évaluer la force du noyau normatif du genre à l’aune de l’imbrication des rapports sociaux, des contextes spatiaux et des formes de solidarités et de lutte qui se nouent en leur sein et entre eux. Sa lecture nous invite également à transposer ce cadre théorique à d’autres milieux sociaux – en particulier à la bourgeoisie traditionnelle – et à d’autres sexualités minoritaires pour mieux saisir les reconfigurations contemporaines des rapports de genre.


  1. Isabelle Clair (2013), « Pourquoi penser la sexualité pour penser le genre en sociologie ? Retour sur quarante ans de réticences », Cahier du Genre, no 54, p. 93-120.
  2. Christine L. Williams, Patti A. Giuffre & Kirsten Dellinger (2009), « The gay-friendly closet », Sexuality Research & Social Policy, no 6, p. 29-45.
  3. Sarah Mazouz (2015), « Faire des différences. Ce que l’ethnographie nous apprend sur l’articulation des modes pluriels d’assignation », Raisons politiques, no 58, p. 75-89.