Recension : Andreas Wiedemann, Indebted Societies. Credit and Welfare in Rich Democracies (2021, Cambridge University Press)

Andreas Wiedemann (2021), Indebted Societies. Credit and Welfare in Rich Democracies, Cambridge, Cambridge University Press, 350 p.

Recension version post-print par

Cyril Benoît
cyril.benoit@cnrs.fr
Chargé de recherche, Centre d’études européennes et de politique comparée, Sciences Po-CNRS ; Centre d’études européennes de Sciences Po (UMR8239), 1 place Saint-Thomas d’Aquin, 75007 Paris, France

 

Au cours des vingt dernières années, le thème du crédit et de la hausse de l’endettement dans les pays riches ont fait l’objet d’une attention soutenue en sciences sociales. De nombreux économistes ont vu dans ces évolutions une tentative des ménages pour maintenir leur niveau de vie dans un contexte d’inégalités croissantes[1]. De leur côté, les politistes les ont généralement envisagés en lien avec l’évolution de politiques devenues moins généreuses ou inadaptées aux nouveaux risques sociaux auxquels les individus étaient exposés[2], tels que la hausse de la précarité induite par la flexibilisation du marché du travail, des temps de formation plus long ou de fréquentes périodes d’inactivité. Parallèlement à ces développements, une riche littérature sociologique a étudié les rapports qui se nouaient dans la relation de crédit en se situant à une échelle organisationnelle et interindividuelle. Elle s’est notamment intéressée aux rapports de classe, de genre et aux effets socialisateurs de cette relation en les replaçant dans le cadre plus général d’une sociologie de l’argent[3].

L’ouvrage d’Andreas Wiedemann, consacré à l’étude des causes et des conséquences politiques de la plus grande dépendance des individus au crédit, contribue de manière féconde à ces différentes littératures, tout en renouvelant utilement certains de leurs questionnements. Son point de départ est une série d’énigmes. Alors que l’endettement semble constituer une forme de prestation sociale compensatoire là où l’État-providence est défaillant ou résiduel, notamment dans les pays anglo-libéraux, il est aussi courant là où les politiques sociales sont les plus ambitieuses, comme en Suède ou au Danemark par exemple. Les corrélations entre revenu et endettement semblent tout autant défier les classifications usuelles des capitalismes et des États-providence. Elles sont en effet positives au Danemark et négatives aux États-Unis : ce sont les plus riches qui s’endettent davantage dans un cas, et les plus pauvres dans l’autre. Mais il n’existe, pour autant, aucune relation entre revenus et endettement en Allemagne.

Pour comprendre ces différences, à la fois entre pays et entre groupes sociaux, il est nécessaire, selon Andreas Wiedemann, de replacer l’étude du crédit et de ses usages dans le cadre des interactions dynamiques entre régime d’État-providence et ce qu’il nomme des « régimes de crédit ». Ce terme désigne « l’environnement institutionnel et politique qui façonne l’ampleur des marchés financiers, l’allocation du crédit entre les entreprises et les ménages, et les incitatifs fiscaux et règlementaires » qui rendent les conditions de l’emprunt plus ou moins favorables (p. 8). Deux régimes sont distingués. Le premier, « permissif », encourage l’emprunt en soutenant des marchés financiers ouverts et disposant de larges bassins de crédits et de capitaux. Le second, « restrictif », encourage l’épargne, et favorise des relations plus étroites entre établissements bancaires et entreprises, plutôt qu’entre établissements bancaires et ménages. Par conséquent, certains produits financiers et pratiques courantes dans le premier régime (prêt hypothécaire, crédit immobilier, cartes de crédit…) seront inconnus ou commercialisés dans des conditions très spécifiques dans le second.

Développé dans le deuxième chapitre du livre, ce cadre d’analyse est contextualisé dans le chapitre 3 par une riche analyse de la façon dont les transformations structurelles du marché du travail, des parcours de vie et des États-providence ont augmenté la volatilité des revenus et les besoins des individus. L’existence de différents régimes de crédit est ensuite empiriquement documentée au moyen de six indicateurs différents dans le chapitre 4. Menée à l’échelle de dix-sept pays de l’OCDE et couvrant la période 2000-2017, l’analyse permet de classer les pays anglo-libéraux, les Pays-Bas et le Danemark parmi les régimes permissifs, tandis que l’Allemagne, l’Autriche et les pays d’Europe du Sud sont classés parmi les régimes restrictifs.

Les interactions entre régimes d’État-providence et régimes de crédit sont plus longuement caractérisées dans les chapitres 5 et 6, qui s’appuient sur une batterie d’analyses quantitatives d’une grande finesse. Fondées sur des données de panel longitudinales au niveau des ménages, ces analyses incluent notamment des expérimentations quasi-naturelles de l’effet de certaines politiques publiques, comme les réformes du marché travail dites réformes Hartz en Allemagne. Dans l’ensemble, elles permettent de dégager trois combinaisons possibles entre régime d’État-providence et régime d’accès au crédit. Lorsque les politiques sociales protègent les groupes les moins avantagés et garantissent de réelles opportunités aux individus, le recours au crédit concerne surtout les groupes les plus riches et les moins exposés aux risques – ceux qui, lorsque la redistribution est correctement stratifiée, reçoivent donc le moins de l’État-providence en proportion de leur contribution. C’est le cas danois où les ménages favorisés utilisent le crédit dans une logique « d’investissement social », par exemple pour financer une transition professionnelle vers des emplois mieux qualifiés ou plus rémunérateurs. Un État-providence plus faible, par contraste, étend mécaniquement à davantage de groupes la gestion privée des risques sociaux. Dans cette configuration « substitutive », l’accès permissif au crédit vient alors compenser ce que les politiques sociales ne fournissent pas, ou plus, comme dans le cas des États-Unis. Lorsqu’un régime restrictif réduit le marché à la portion congrue, les individus faisant face à des aléas ou des ruptures dans leurs parcours de vie composent avec les transferts sociaux, leur épargne personnelle et le soutien qu’ils reçoivent de solidarités familiales, comme dans le cas de l’Allemagne.

Un des grands intérêts de l’ouvrage est de montrer que le recours au crédit peut être le fruit de stratégies différentes. Il n’est donc pas seulement une réponse au retrait de l’État-providence, et ce contrairement à ce qu’une littérature par trop focalisée sur le cas américain tend parfois à conclure hâtivement. Dans les pays où les politiques sociales sont plus progressistes, il est un moyen pour les individus d’alléger le fardeau de leurs choix éducatifs ou de l’interruption de leur trajectoire professionnelle. C’est que les marchés du crédit ont au moins trois fonctions en commun avec l’État-providence. D’abord, la redistribution – bien que le crédit ne redistribue pas dans l’espace et entre individus, mais dans le temps, en déplaçant des ressources futures vers le présent. Les marchés du crédit fournissent, en second lieu, les moyens d’accéder à des biens en couvrant certaines dépenses. Enfin, ils sont un levier d’investissement dans le capital humain.

L’auteur ne néglige cependant pas l’analyse des effets délétères qu’engendre potentiellement l’accroissement des encours de crédit et la délégation de la gestion des risques sociaux au secteur financier qu’il emporte in fine. Il est certes vrai que son analyse fait la démonstration que, là où il est associé à des politiques sociales couvrant les individus au plus près de leurs besoins, le crédit n’est pas forcément antinomique avec un modèle de croissance inclusif. Mais là où les politiques sociales ne parviennent pas à garantir des opportunités égales pour tous, l’effet multiplicateur du crédit sur les inégalités conduit à l’enrichissement des plus favorisés qui l’utilisent comme une source d’investissement, tandis qu’il appauvrit les plus pauvres qui y ont recours pour faire face aux aléas auxquels ils sont exposés.

C’est certainement au chapitre 7 que les effets pernicieux du crédit et de l’endettement apparaissent avec la plus forte acuité. En s’appuyant sur des sondages originaux administrés dans neuf pays de l’OCDE, Andreas Wiedemann développe une nouvelle théorie des préférences sociales fondées sur l’accès à différentes formes de crédit. Elle affirme que lorsque les individus savent qu’ils peuvent s’auto-assurer contre les risques sociaux via un recours facilité au crédit, la demande d’assurance sociale baisse et ce, même si l’exposition au risque est plus forte. En revanche, la demande d’assurance sociale s’accroit lorsque l’accès au crédit est rendu plus difficile. Empiriquement, cette relation interagie puissamment avec, d’une part, le type de dette souscrite et, d’autre part, avec le soutien de l’État-providence. La demande d’assurance sociale augmente ainsi parmi ceux qui s’endettent pour financer leur consommation courante, par exemple via des prêts non garantis et des cartes de crédit. Mais les emprunteurs dont la dette accumulée finance principalement des investissements, comme des emprunts immobiliers ou des prêts étudiants, soutiennent moins les assurances sociales. Un double effet, d’accès au crédit et de privatisation des risques, est ainsi mis au jour. Le chapitre 8, à vocation conclusive, revient sur ces constats et aborde des thématiques dont l’évocation n’étonnera guère un lectorat familier de la littérature sociologique consacrée au crédit. Dans un contexte où les établissements bancaires jouent un important rôle de gatekeepers, l’auteur évoque notamment la façon dont le crédit amplifie d’anciennes inégalités – l’accès aux produits financiers étant le lieu de formes multiples de discrimination –, en même temps qu’il en génère de nouvelles.

Dans l’ensemble, les idées avancées par l’ouvrage apparaissent de manière nette et convaincante : intrication des régimes d’États-providence et des régimes de crédit, utilisation différenciée du crédit selon les groupes sociaux, et ségrégation des effets de l’endettement sur les préférences sociales selon la disponibilité de formes alternatives d’assurance et en fonction de la vocation de l’emprunt. Ainsi que souligné par de précédents commentaires de l’ouvrage[4], ces constats rapprochent la contribution d’Andreas Wiedemann de celle de Gøsta Esping Andersen sur Les Trois Mondes de l’État-Providence. Ainsi, Indebted Societies. Credit and Welfare in Rich Democracies peut être lu comme une théorie de l’État-providence à l’ère de l’emprise croissante, mais différenciée, de l’industrie financière dans les démocraties capitalistes avancées. Cependant, c’est peut-être sur ce point que l’ouvrage est le plus perfectible, et ce en raison des limites de la distinction opérée entre régimes de crédit permissifs et restrictifs. Cette dichotomie, qui forme la clef de voûte de la théorie développée par l’auteur, est en effet construite en miroir avec l’opposition entre systèmes financiers reposant sur le marché (market-based) ou sur la banque (bank-based). Or, cette opposition est aujourd’hui largement tombée en désuétude – tant le premier modèle s’est désormais largement imposé au second[5]. Bien qu’il ne les remette pas en cause, cet écueil fragilise la portée des constats empiriques formulés dans l’ouvrage en masquant des évolutions souterraines à l’œuvre et des formes de convergence discrètes, mais croissantes, entre les grands modèles identifiés par Andreas Wiedemann[6]. Dit autrement, l’effort typologique relègue au second plan de l’analyse la façon dont se manifeste le poids de l’industrie financière et des interdépendances auxquelles ses développements exposent les cas nationaux. Moins qu’une intrication des régimes d’États-providence et des régimes de crédit, l’ouvrage pourrait aussi être lu comme mettant au jour une dépendance croissante de l’État-providence au monde de la finance. Bien qu’il n’ignore pas cette tendance, la solidité institutionnelle qu’Andreas Wiedemann accorde aux régimes de crédit l’amène à conclure, sans doute trop rapidement, que tout en étant le plus souvent pernicieuse, la relation entre politique du crédit et politiques sociales n’en demeure pas moins symbiotique.

  1. Joseph Stiglitz (2015), « Inequality and Economic Growth », The Political Quarterly, vol. 86, no S1, p. 134-155.
  2. JohnnaMontgomerie (2013), « America’s Debt Safety Net », Public Administration, vol. 91, no 4, p. 871-888.
  3. Jeanne Lazarus et Laure Lacan (2020), « Toward a Relational Sociology of Credit. An Exploration of the French literatura », Socio-economic Review, vol. 18, no 2, p. 575-597.
  4. Mallory E. SoRelle (2022), « Review of Indebted Societies Credit and Welfare in Rich Democracies. By Andreas Wiedemann, Cambridge University Press », Perspective on Politics, vol. 20, no 3, p. 1121-1122.
  5. Elsa Clara Massoc (2023), « Review of Indebted Societies Credit and Welfare in Rich Democracies. By Andreas Wiedemann, Cambridge University Press », Governance, vol. 36, no 2, p. 677-686.
  6. Voir par exemple, sur le cas de l’Allemagne, Daniel Mertens (2017), « Borrowing for Social Security? Credit, Asset-based Welfare and the Decline of the German Savings Regime », Journal of European Social Policy, vol. 27, no 5, p. 474-490.