9. La philanthropie permet-elle de réduire les inégalités ?

Nicolas Duvoux, « 9. La philanthropie permet-elle de réduire les inégalités ? », in Paugam Serge (dir.), 50 questions de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 2020, p. 103.

 

La philanthropie est de plus en plus visible et structurée, tant à l’échelle nationale qu’à celle de la planète. Cette croissance est la conséquence de l’accélération de la concentration des richesses qui a eu lieu au cours des décennies précédentes (Piketty, 2013). La philanthropie est en quelque sorte l’envers de ces dynamiques d’accumulation, puisqu’elle traduit une manière dont les riches « rendent » à la société ce qu’elle leur a apporté. Cependant, cette philanthropie très visible, souvent liée à des fondations, elles-mêmes rattachées à des fortunes industrielles ou dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication, ne doit pas être confondue avec les dons anonymes et massifs aux associations. En France, et notamment pendant la période des Trente glorieuses, c’est cette manière d’organiser la générosité qui a prévalu. Aux États-Unis mêmes, pays de la philanthropie élitaire des « barons voleurs » – surnom donné aux philanthropes américains de la fin du xixe siècle et du début du XXe siècle dont la cupidité était confrontée avec leurs intentions charitables – et de Wall Street, la philanthropie est un phénomène de masse, dont l’organisation sur l’ensemble du territoire de la Croix-Rouge est un des meilleurs exemples (Zunz, 2011). Par souci de simplicité, ce texte ne traitera ici que de la première forme de philanthropie et centrera l’analyse sur le cas américain qui, même s’il est exceptionnel par la centralité culturelle de la philanthropie et les volumes de dons, connaît une expansion très largement au-delà de ses frontières.

La question sera abordée sous l’angle qui a principalement été retenu par les sociologues, à savoir la manière dont la philanthropie contribuait aux inégalités. Ceci conduit à laisser de côté les effets des programmes philanthropiques en matière de lutte contre la pauvreté ou pour l’amélioration de la santé notamment, ce qui relève plutôt de l’étude d’impact de ces actions, pour s’intéresser à une discussion plus théorique sur les fonctions de la philanthropie. Les analyses de Marcel Mauss (1923-1924) ont souligné, à propos du don dans les sociétés archaïques, à quel point le donateur était placé en situation de supériorité par rapport au donataire, jusqu’au contre-don, précisément problématique dans le don philanthropique qui est une relation unilatérale et un investissement (Topalov, 2020). Ces analyses restent centrales dans la compréhension des effets du don, ne serait-ce que parce qu’elles interdisent toute vision idéalisée du don comme altruisme et invite à intégrer l’analyse du pouvoir et de l’inégalité de statut dans la compréhension du phénomène philanthropique. Après avoir présenté le renouveau de la philanthropie dans un contexte de globalisation inégalitaire, deux points issus de la littérature seront évoqués : tout d’abord la philanthropie comme instrument de distinction sociale ; ensuite la philanthropie comme instrument de gouvernement. Les références mobilisées seront principalement françaises et américaines, ce qui est dû à l’ampleur des ressources disponibles et à la cumulativité importante des travaux dans ces deux contextes.

Le renouveau philanthropique et la question des inégalités

La philanthropie connaît un fort dynamisme depuis plusieurs décennies. Aux États-Unis, des initiatives spectaculaires comme le « Giving Pledge » – démarche où des milliardiaires américains, à l’initiative de Warren Buffet, se sont engagés à donner une partie de leur richesse – ou la création de la fondation Bill et Melinda Gates ont suscité un intérêt dépassant largement les frontières de ce pays où la philanthropie est très institutionnalisée. En France, le nombre de fondations s’est très fortement accru depuis le début des années 2000, en même temps que le secteur de la philanthropie se structurait autour d’événements, de publications ou de la structuration de groupements et fédérations destinées à représenter les intérêts du secteur, auprès des pouvoirs publics. Un nouvel âge d’or de la philanthropie serait advenu et la pratique du don, considérée comme un élément de la préhistoire de l’État social en France (Duvoux & Lefevre, 2016) trouverait une nouvelle actualité et une nouvelle pertinence à la faveur de l’austérité budgétaire de l’État et de la crise de légitimité dont son intervention fait l’objet. Signe de cet intérêt renouvelé, les publications académiques sur le sujet se sont multipliées, donnant naissance à un ensemble de travaux qui dépassent le cadre historique auquel les réflexions sur la philanthropie ont longtemps été confinées.

Ce n’est pas seulement la quantité ou la visibilité des dons qui frappe, mais aussi les formes prises par les interventions philanthropiques, d’une part, et les justifications dont elles s’entourent qui ont évolué. Le nouvel âge d’or de la philanthropie se caractérise par une recherche d’efficacité dans l’application, au secteur de la générosité, des méthodes qui ont permis aux fortunes de se constituer dans le domaine économique. Le terme « philanthrocapitalisme » (Bishop & Green, 2008) a désigné cette alliance renouvelée du commerce et de la solidarité. La philanthropie est, dans cette perspective, un investissement qui doit produire un retour sur investissement social sans nuire à la rentabilité économique des acteurs qui s’y livrent. Ce discours qui vante la capacité des entrepreneurs à résoudre les problèmes de la planète là où les États ont échoué s’est développé dans un contexte de très grande popularité et d’absence de critique des philanthropes si du moins on les compare aux « barons voleurs », les Rockefeller, Carnegie, qui avaient marqué l’avènement des grandes entreprises philanthropiques modernes au tournant des xixe et xxe siècles.

Or, les fondations philanthropiques font désormais l’objet de critiques quant à leur capacité à corriger des inégalités dont elles sont issues. Il est devenu commun de souligner que les fondations sont le produit de ces inégalités puisque le renouveau philanthropique consiste en un ensemble de transferts opérés par des acteurs ayant accumulé des fortunes colossales dans des périodes limitées grâce à l’expansion et à la faible régulation de secteurs comme la finance ou les nouvelles technologies. Surtout, les inégalités qui sont constitutives du don philanthropique et des méthodes des philanthropes font l’objet de critiques de plus en plus marquées. Le caractère désintéressé des activités des grandes fondations a commencé à être remis en cause par des analyses sociologiques précises sur certaines des plus emblématiques de ces fondations (McGoey, 2015). Plus nettement encore, le lien établi entre le don et l’influence des plus riches dans la société a été analysé en détail et documenté. Aux États-Unis et en France, les avantages fiscaux liés aux dons philanthropiques reviennent à donner un porte-voix à l’oligarchie (Reich, 2018 ; Cagé, 2018). La philanthropie et plus largement les dons – notamment politiques –, reviendrait donc à une subvention publique de la captation par les plus riches de la définition des causes méritant d’être soutenues ou de l’offre politique. Plus largement, une critique globale émerge quant au rôle des philanthropes qui, se mettant au service du changement social, le capteraient pour réduire la menace que la critique sociale pourrait représenter quant à leurs intérêts de long terme (Giridharadas, 2018).

Philanthropie et distinction sociale

Un premier type d’analyse a caractérisé la philanthropie comme un instrument de distinction et de domination sociales. Dans le sillage des analyses de Pierre Bourdieu pour qui le capital symbolique fait partie des instruments d’une concurrence interne aux groupes élitaires, la philanthropie a été analysée comme un outil de reproduction du capital de groupes dominants. Ainsi, des analyses méticuleuses de certains acteurs de la philanthropie américaine élitaire ont souligné à quel point les investissements philanthropiques participaient d’une concurrence entre pairs pour la captation d’un capital symbolique leur permettant de prétendre à la prééminence sociale. Un champ de la philanthropie se dessine ainsi autour de la concurrence qui s’opère entre les donateurs de causes charitables (Ostrower, 1995).

Analysée dans le cadre d’une sociologie de la domination, la philanthropie apparaît ainsi comme une stratégie de reproduction. Les « entreprises philanthropiques » sont un investissement, non en faveur des bénéficiaires mais en faveur des donateurs eux-mêmes. Elle est, dans cette perspective, un phénomène de second ordre « qui ne peut se concevoir que sur le fond d’une pratique d’accumulation de la richesse, qui est nécessairement première » (Ghilot, 2006, p. 8). Comme l’écrivent Marc-Olivier Déplaude, Thomas Depecker et Nicolas Larchet (2018, p. 8) dans l’introduction d’un numéro spécial consacré à cette question : « La philanthropie n’est pas destructrice de richesses, ni redistributive à la façon de l’État social : loin d’être l’antithèse du processus d’accumulation du capital, elle en est à la fois le produit et le moteur, en permettant notamment de convertir le capital monétaire en d’autres espèces de capitaux (social, culturel, scientifique, politique, etc.) nécessaires à la reproduction du capital, tout en soustrayant à l’État des ressources fiscales ».

Néanmoins, loin de seulement s’appuyer sur ce cadre théorique, l’étude empirique de la philanthropie permet d’en complexifier certaines analyses. S’intéressant à la période de l’édification de la IIIe République au tournant des xixe et xxe siècles, Chloé Gaboriaux (2017) a fait apparaître, par un travail archivistique sur les demandes de « reconnaissance d’utilité publique » soumises au Conseil d’État, l’imbrication des réseaux d’acteurs et l’homogénéité sociale des mondes philanthropiques et étatiques. Ce faisant, elle a souligné la commune appartenance sociale qui favorise l’élaboration, par les élites, d’une définition de l’intérêt général qui associe à l’action de l’État certaines initiatives privées au détriment des autres : à côté des critères moraux, juridiques et politiques affichés, les archives révèlent en effet des démarches officieuses qui confirment que la reconnaissance d’utilité publique est aussi et avant tout reconnaissance sociale d’un groupe et de ses valeurs dans et en dehors de l’État. Surtout, cette contribution complexifie le rapport entre régime de faveur et construction de l’intérêt général à cette période et au-delà. Il n’y a pas d’illusion des acteurs quant à leur intérêt dans la construction et l’institutionnalisation de l’intérêt général mais une réflexivité sur la « faveur » qu’ils accordent et les raisons qui la justifient.

Philanthropie et gouvernementalité

Cet entremêlement des personnels politiques et philanthropiques, analysé par Christian Topalov (2019) comme une « nébuleuse réformatrice » de la fin du xixe siècle et du début xxe siècle attire l’attention sur une autre fonction de la philanthropie. Celle-ci serait un instrument de gouvernement des sociétés modernes. Plus précisément, la philanthropie serait l’instrument d’une « politique sans État », un ensemble de techniques destinées à empêcher l’intervention de la puissance publique en matière sociale pour préserver les fondements d’une société libérale. Stratégie élitiste, la philanthropie a ainsi été analysée par des disciples de Michel Foucault comme participant de la gouvernementalité des sociétés modernes (Donzelot, 1977). Une rationalité disciplinaire serait à l’œuvre dans les conduites préconisées par les philanthropes aux classes populaires. Si ces analyses ont été critiquées pour leur trop grande généralité (Duprat, 1991, 1993), et si elles ont peut-être manqué la dimension proprement politique des investissements philanthropiques (Mitsushima, 2014), il n’en reste pas moins que la philanthropie ne peut se comprendre que dans sa relation avec l’État.

Ainsi, aux États-Unis, la philanthropie, ou un certain type de philanthropie, est partie-prenante d’une régulation inégalitaire. En effet, Aaron Horvarth et Walter Powell (2016) montrent comment la professionnalisation de la philanthropie a changé du tout au tout sa relation avec les pouvoirs publics. Les nouvelles formes de l’activité philanthropique déployées par les plus riches reflètent un changement dans le pouvoir qu’ils exercent. Tandis que la philanthropie, au long du xxe siècle, pouvait contribuer aux missions de service public et élargir le périmètre du bien commun, elle est désormais « disruptive », selon les auteurs. Ceci signifie qu’elle ne propose plus une extension du domaine de l’État et de son intervention, mais le bat en brèche au contraire. Le caractère « disruptif » de la philanthropie constitue une rupture avec une période où elle contribuait aux missions de service public et élargissait la part des biens publics à disposition des membres de la société. La philanthropie disruptive propose non une extension des ressources, mais une alternative à leur mise à disposition de ressources par l’État. La redéfinition des priorités soutenues par la philanthropie témoigne de la volonté des donateurs de voir évoluer l’action publique dans un sens conforme à leurs intérêts fondamentaux. La promotion des valeurs de compétition et de choix est au cœur de l’action philanthropique disruptive. Cette transformation est aidée par la popularité contemporaine des philanthropes, historiquement frappante malgré les critiques dont ils font, de manière croissante, l’objet, qui s’oppose trait pour trait aux critiques auxquelles devaient faire face les « barons voleurs » et auxquelles Rockefeller s’était concrètement heurté lorsqu’il avait voulu créer une fondation privée à visée généraliste au tournant du xxe siècle. Situant leur propos dans une perspective néo-institutionnaliste, les auteurs voient dans les réformes de l’État social des années 1990 une fenêtre d’opportunité dans laquelle se sont engouffrés les nouveaux philanthropes pour avancer leurs critiques de l’intervention publique. Ces formes d’intervention, en matière sociale notamment, ont contribué à rendre légitimes les inégalités de tous types qui structurent la société américaine (Duvoux, 2015). Elles modèlent, en partie de manière trompeuse, les débats sur les formes de don et de philanthropie à l’œuvre dans d’autres sociétés et sur d’autres continents.

Mots-clés : philanthropie, élites, domination, gouvernementalité, distinction, inégalités, impôts

Voir aussi les questions : 10 Sommes-nous liés par l’argent ?, 44 Plus d’État, moins d’État ?

Bibliographie

  • Bishop Matthew & Green Michael, 2008, Philanthrocapitalism: How the Rich Can Save the World and Why We Should Let Them, London, Bloomsbury Press.
  • Cagé Julia, 2018, Le Prix de la démocratie, Paris, Fayard.
  • Déplaude Marc-Olivier, Depecker Thomas & Larchet Nicolas, 2018, « La philanthropie comme investissement. Contribution à l’étude des stratégies de reproduction et de légitimation des élites économiques », Politix, no 121, p. 9-27.
  • Donzelot Jacques, 1977, La Police des familles, Paris, Seuil.
  • Duprat Catherine, 1991, « Pour l’amour de l’humanité ». Le temps des philanthropes. La philanthropie parisienne des Lumières à la monarchie de Juillet, Paris, Éditions du CTHS.
  • Duprat Catherine, 1993, « Le temps des philanthropes. La philanthropie parisienne des Lumières à la monarchie de Juillet », Annales historiques de la Révolution française, no 285, p. 387-393.
  • Duvoux Nicolas, 2015, Les Oubliés du rêve américain. Philanthropie, État et pauvreté urbaine aux États-Unis, Paris, Puf.
  • Duvoux Nicolas & Lefevre Sylvain, 2016, « État social et pauvreté », Lien social et politiques, no 75, p. 90-96.
  • Gaboriaux Chloé, 2017, « Une construction sociale de l’utilité publique. Associations et fondations devant le Conseil d’État (1870-1914) », Genèses. Sciences sociales et histoire, no 109, p. 57-79.
  • Ghilot Nicolas, 2006, Financiers, philanthropes. Sociologie de Wall Street, Paris, Raisons d’agir.
  • Giridharadas Anand, 2018, Winners Take All. The Elite Charade of Changing the World, Penguin Random House.
  • Horvarth Aaron & Powell Walter, 2016, « Contributory or Disruptive: Do New Forms of Philanthropy Erode Democracy? », in Reich Rob, Cordelli Chiara & Bernholz Lucy dir., Philanthropy in Democratic Societies, Chicago, IL, University of Chicago Press.
  • Mauss Marcel, 2007 [1923-1924], Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, Puf.
  • McGoey Linsey, 2015, No Such Thing as a Free Gift: The Gates Foundation and the Price of Philanthropy, London/New York,Verso, 2015.
  • Mitsushima Nagisa, 2014, Élites reconnues d’utilité publique. Philanthropie réformatrice et revendications capacitaires autour de la réforme pénale en France (1815-1851), thèse de science politique, Université Paris I.
  • Ostrower Francie, 1995, Why the Wealthy Give: The Culture of Elite Philanthropy, Princeton, NJ, Princeton University Press.
  • Piketty Thomas, 2013, Le Capital au xxie siècle, Paris, Seuil.
  • Reich Rob, 2018, Just Giving: Why Philanthropy is Failing Democracy and How it Can Do Better, Princeton, NJ, Princeton University Press.
  • Topalov Christian (dir.), 1999, Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1880-1914), Paris, Éditions de l’EHESS.
  • Topalov Christian (dir.), 2020, Philanthropes en 1900. Londres, New York, Paris, Genève, Ivry-sur-Seine, Créaphis.
  • Zunz Oliver, 2011, Philanthropy in America: A History, Princeton, Princeton University Press.

Pour découvrir les 49 autres « questions de sociologie »…

> Retrouvez le livre sur le site des Presses universitaires de France
https://www.puf.com/50-questions-de-sociologie

> Et sur la plate-forme Cairn.info
https://www.cairn.info/50-questions-de-sociologie–9782130820673.htm