50 questions de sociologie. Introduction

50 questions de sociologie

Serge Paugam, Introduction, in Paugam Serge (dir.), 50 questions de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 2020, p. 13.

« La sociologie diffère des autres sciences au moins sur un point : on exige d’elle une accessibilité que l’on ne demande pas de la physique ou même de la sémiologie et de la philosophie. Déplorer l’obscurité, c’est peut-être aussi une façon de témoigner que l’on voudrait comprendre, ou être sûr de comprendre, des choses dont on pressent qu’elles méritent d’être comprises. » Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980.

 

Qu’attend-on généralement de la sociologie ? Comme Pierre Bourdieu le soulignait en 1980, la sociologie est une science dont on attend qu’elle éclaire tout un chacun sur les points obscurs ou difficilement compréhensibles de ce qui se joue dans les expériences quotidiennes de la vie en société. Puisque son objet renvoie à l’être humain socialisé et que les sociologues s’accordent généralement pour définir leur discipline comme la science des relations sociales, au sens large, incluant les interdépendances, les hiérarchies, les divisions et les luttes sociales, elle intéresse et même captive parfois le plus grand nombre puisque chaque individu ou chaque groupe peut y trouver des explications aux questions qui le concernent directement. Puisque la sociologie étudie la spécificité des collectifs – famille, clan, communauté, profession, association élective, classe, nation – à la fois comme l’effet de l’action réciproque des individus et comme l’influence qu’ils exercent sur les individus, chaque être humain peut en retenir des leçons sur le statut et la position qu’il occupe dans les groupes auxquels il est attaché et les différents rôles qu’il y joue, parfois s’en sans rendre compte. Autrement dit, la sociologie apporte un supplément de réflexivité sur le grand théâtre que constitue la vie en société, théâtre dans lequel la salle – le public – et la scène se confondent, puisque tous les membres sont pour ainsi dire des acteurs, même si beaucoup l’ignorent.

La difficulté pour les sociologues est donc de parler dans un langage accessible au plus grand nombre des problèmes qui relèvent du sens commun sans pour autant le reproduire. Si la sociologie est une science, c’est précisément par l’effort d’objectivation qu’elle entreprend et qui passe par une rupture avec ces mots, ces catégories, ces concepts qui se sont formés en dehors de la science et qui n’ont rien de scientifique. Émile Durkheim ne disait-il pas qu’il faut que le sociologue « s’affranchisse de ces fausses évidences qui dominent l’esprit du vulgaire, qu’il secoue, une fois pour toutes, le joug de ces catégories empiriques qu’une longue accoutumance finit souvent par rendre tyranniques » (Durkheim, 1895, p. 32) ? Autrement dit, il ne peut y avoir de sociologie et de questions de sociologie sans ce travail préalable de distanciation et de construction d’objets d’études qui, tout en étant proches du sens commun, s’en détachent fondamentalement. Le sociologue mène donc inlassablement la chasse aux préjugés et aux prénotions.

Comment peut-on alors définir une question de sociologie si cette dernière doit être à la fois accessible au plus grand nombre et en rupture avec le sens commun ? Comment susciter un intérêt pour ce qui semble évident et ordinaire mais qui demande pourtant un effort de distanciation ? La réponse à ces questions relève de la pratique de la sociologie. Il est frappant de constater que les sociologues ne cessent d’être interpellés par les médias, mais aussi par toutes les instances qui gouvernent les groupes, les associations, les communautés, qu’elles soient privées ou publiques, religieuses ou laïques. Ils sont sommés de répondre à de nombreuses questions qui relèvent de la vie quotidienne en société à partir de leurs recherches. Mais pour ce faire, ils reformulent le plus souvent les questions qui leur sont adressées en les problématisant de façon spécifique afin de faire tomber les prénotions, les idées qui semblent établies, les convictions premières, au risque d’en déconcerter plus d’un ou de décourager celles et ceux qui, par empressement, attendent des réponses simples et immédiates aux problèmes jugés fondamentaux.

Une question de sociologie est donc une question de société qui, par définition, intéresse un public avide de connaissance sur ce qui constitue la dimension sociale de l’existence humaine, mais qui relève d’un travail d’objectivation qui ne peut se concevoir sans distanciation préalable par rapport au sens commun, sans problématisation spécifique. Cette définition préalable conduit immédiatement au constat que les questions de sociologie sont si nombreuses qu’il est impossible d’en dresser une liste exhaustive. Pourtant, ce livre en énonce cinquante et entend y répondre de façon la plus précise possible en mobilisant le savoir accumulé à partir des recherches menées depuis que la sociologie existe, mais surtout les plus récentes.

Cet ouvrage a été conçu à l’occasion du dixième anniversaire de la revue Sociologie par les membres de son comité de rédaction actuel. Depuis sa création en 2010, la revue a édité un nombre important d’articles dans tous les domaines de la sociologie. Elle a été aussi à l’origine de discussions méthodologiques, de bilans critiques et de débats entre sociologues sur les grands thèmes de l’actualité. Son comité, qui s’est régulièrement renouvelé, est représentatif des différents domaines et courants de la sociologie. Riches de cette expérience collective et conscients de l’intérêt de travailler ensemble, ses vingt-cinq membres actuels ont accepté de préparer cet ouvrage en se répartissant la rédaction des différents chapitres, dont chacun d’entre eux est formulé sous la forme d’une question de sociologie. Chaque membre du comité a proposé tout d’abord dix questions, ce qui nous a permis de constituer une première liste de deux cent cinquante questions. Cette liste a été réduite à cinquante car certaines, inévitablement, se recoupaient. Chaque membre du comité a ensuite accepté de rédiger un ou plusieurs chapitres, et tous ont été relus collectivement. Ce livre est donc le produit d’un important travail collectif.

Il fait écho à l’ouvrage collectif Les 100 mots de la sociologie (Puf, « Que sais-je ? », 2010) qui avait été préparé par les membres du comité de rédaction de Sociologie lors de sa création (ouvrage qui vient d’être réédité et traduit en japonais). L’idée de cet ouvrage était de profiter de la dynamique d’un comité de rédaction composé de sociologues soucieux de dépasser les oppositions d’école et de méthodes et de privilégier une approche pluraliste et exigeante de leur discipline. Le présent ouvrage conserve le même esprit. Les auteurs ont travaillé dans la plus grande transparence en exprimant leurs choix respectifs et parfois leurs désaccords, y compris au moment de la relecture des différents chapitres. Si chaque chapitre est signé par un auteur (parfois deux) qui engage sa responsabilité, l’ouvrage dans son ensemble traduit une volonté collective de définir, de façon consensuelle, et dans un souci pédagogique permanent, ce qui constitue le cœur d’une discipline à travers les questions majeures qui la traversent et l’interrogent. Comme pour Les 100 mots de la sociologie, l’esprit d’ouverture, de discussion et de synthèse constitue incontestablement une garantie pour le lecteur.

Chacune des 50 contributions pose une problématique renvoyant à des recherches bien précises et s’efforce d’y répondre en mettant en avant la spécificité de l’approche sociologique. L’ouvrage donne à voir comment les sociologues participent aux débats de société en les nourrissant directement ou en en infléchissant les orientations. Certains débats de la sociologie peuvent être nouveaux, d’autres plus anciens et traditionnellement reconnus comme au fondement de la discipline. Chaque question est traitée sous la forme de ce qu’on appelle généralement une dissertation, relativement courte, rédigée dans un souci de synthèse et avec un renvoi à quelques références bibliographiques essentielles. Nous avons souhaité nous adresser à un lectorat large, allant des enseignants de sociologie ou de sciences économiques et sociales, des chercheurs, des étudiants jusqu’aux non-spécialistes, c’est-à-dire toute personne susceptible de s’intéresser à la sociologie.

L’ouvrage a été terminé durant la période de confinement liée du coronavirus. Il était trop tard pour modifier sa structure et intégrer, sous la forme d’une question supplémentaire, une réflexion sur les effets sociaux de cette pandémie. Mais nous y revenons toutefois dans la conclusion en essayant de montrer comment cette crise sanitaire mondiale interroge les fondements de nos sociétés et comment les sociologues peuvent contribuer à mieux en saisir les enjeux et les effets sociaux à long terme.

Les 50 questions retenues se répartissent en quatre parties qui peuvent être considérées comme quatre grands objets d’études de la sociologie. La première, intitulée « Ce qui lie », entend répondre à une interrogation majeure qui était celle que formulaient déjà la plupart des sociologues du xixe siècle : comment la cohésion sociale peut-elle se maintenir lorsque les individus deviennent de plus en plus autonomes les uns vis-à-vis des autres ? Comment restent-ils malgré tout attachés à la société ? Autrement dit, comment le processus d’individualisation affecte-t-il les relations interpersonnelles, mais aussi, de façon plus large, les relations avec les communautés, les associations et les institutions censées produire et faire respecter les normes qui garantissent l’ordre social ? Cette interrogation générale nourrit encore aujourd’hui de nombreux travaux de recherche.

Plusieurs questions de cette partie renvoient aux relations interpersonnelles dans la sphère intime. Comment se font et se défont les relations affinitaires et les réseaux ? L’amour entre les êtres humains est-il encore aujourd’hui dépendant de normes de similitude sociale ou relève-t-il, au contraire, de relations plus ouvertes ? Comment peut-on s’aimer durablement et comment évoluent les conceptions normatives du couple ? Quelles sont les expériences vécues de la solitude ? Mais cette partie interroge aussi les institutions et les normes sociales qui construisent les liens qui attachent les individus entre eux et la société. La famille reste-t-elle la cellule de base de la société, comme aiment à le rappeler les textes constitutionnels de plusieurs pays ? Les solidarités familiales se maintiennent-elles dans les sociétés modernes et constituent-elles une alternative crédible aux solidarités publiques ? Le travail est-il toujours le grand intégrateur dans une société salariale en crise ? Assiste-t-on aujourd’hui à un repli des communautés ethniques et religieuses et faut-il y voir un obstacle à la citoyenneté ? La religion, dont l’étymologie est de relier, remplit-elle toujours cette fonction de rassemblement ? Sommes-nous liés par l’argent ? La philanthropie, que l’on ne cesse de valoriser, permet-elle de réduire les inégalités ? Et enfin, le lien social est-il vraiment en crise ? Parmi toutes ces questions, certaines sont nouvelles dans leur formulation, aucune n’est cependant en décalage par rapport aux thèmes et aux domaines classiques de la sociologie, tant ils renvoient aux fondements de l’intégration sociale qu’aussi bien Émile Durkheim, Ferdinand Tönnies, Max Weber, Georg Simmel et bien d’autres interrogeaient déjà à leur époque.

Le conflit correspond à une forme de socialisation et peut-être considéré en ce sens comme un facteur de lien social. Toute société comporte nécessairement des conflits (Simmel, 1908). La sociologie ne saurait toutefois se réduire à cette question du lien social, aussi fondamentale soit-elle. Les sociologues prennent en effet pour objet d’études, au moins autant, ce qui divise les individus et les groupes sociaux que ce qui les lie entre eux, même si, on le voit, une complémentarité existe entre ces deux approches. La deuxième partie de cet ouvrage aborde donc la question des divisions, des oppositions, des catégorisations et des hiérarchies qui nourrissent les rapports sociaux dans les sociétés modernes.

La question générale des inégalités y est traitée de façon transversale, mais de façon différente selon que l’angle choisi met l’accent sur les classes sociales, le genre, les différences ethno-raciales ou l’ensemble imbriqué de ces rapports sociaux. Quelles sont les frontières entre les groupes sociaux que le sociologue peut identifier ? Comment prendre en compte les divisions réelles qui s’imposent au sens commun et les dépasser en ayant recours à des catégorisations plus élaborées fondées sur un ensemble de critères corrélés et révélant des rapports sociaux ? L’un des problèmes auxquels le sociologue est confronté et qui est exprimé dans plusieurs chapitres est de savoir comment, pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu, « classer des sujets classants » (Bourdieu, 2015, p. 21). Certaines catégories, comme le « précariat » ou la « France périphérique », occupent une position intermédiaire, assez floue, entre la catégorisation spontanée et la catégorisation savante, et nécessitent des clarifications conceptuelles. La catégorie même de l’enfant mérite également d’être questionnée, tant elle s’impose comme une évidence alors même qu’elle recouvre des expériences vécues contrastées d’un milieu social à l’autre. La question des classes sociales est évidemment au cœur de l’interrogation de cette partie. Une attention particulière a été accordée aussi bien aux classes supérieures, aux classes moyennes qu’aux classes populaires pour rendre compte des débats spécifiques sur la structure sociale. Mais cette partie aborde aussi des questions comme les inégalités de santé et d’accès aux soins, la formation des goûts culturels, les inégalités territoriales et la ségrégation spatiale, la distinction entre le public et le privé.

Ce qui lie, ce qui divise, mais aussi ce qui change. La troisième partie de cet ouvrage aborde la problématique de la transformation des sociétés modernes. Robert Nisbet rappelle que les concepts essentiels de la sociologie européenne ont été élaborés pour rendre compte des effets sociaux de deux révolutions : la Révolution française, qui consacre l’effondrement de l’Ancien Régime, et la Révolution industrielle, qui, à la suite de découvertes technologiques, transforme en profondeur les conditions de vie et de travail des ouvriers, mais aussi le régime de la propriété et ouvre la voie à l’accumulation capitaliste (Nisbet, 1984). Il est frappant de constater que les fondateurs de la sociologie ont tous, à leur manière, pris pour objet d’études ces transformations en tentant d’en interpréter aussi bien les formes que les causes et les conséquences. C’est le cas, bien entendu, d’Alexis de Tocqueville dans ses ouvrages De la démocratie en Amérique (1835-1840) et L’Ancien Régime et la Révolution (1856) ou de Karl Marx dont l’œuvre majeure, Le Capital (1867), s’inscrit dans la perspective d’une analyse empirique et théorique du changement économique et social. C’est le cas aussi d’Émile Durkheim dans sa thèse de doctorat sur la Division du travail (1893) et de Max Weber, qui voit dans la Réforme protestante la constitution d’un type d’éthique congruent avec les conditions de l’accumulation capitaliste (1904-1905), pour ne citer ici que les exemples les plus emblématiques.

Si les sociologues contemporains ne se lancent plus – ou rarement – dans des explications aussi globales fondées sur des analyses historiques de grande ampleur, la question du changement social reste centrale dans leurs travaux (Castel & Martin, 2012). Leurs objets d’études sont également plus resserrés, ce qui leur permet d’aborder le changement social sous des angles variés. Parmi les questions retenues dans cette partie, on retrouve des questions classiques qui appartiennent à la tradition sociologique et qui interrogent à la fois le fonctionnement démocratique et les rapports entre les individus (Les citoyens ont-ils perdu confiance dans la démocratie ? Notre société est-elle plus violente ?), la transformation de la structure sociale (L’ascenseur social est-il en panne ?), le devenir de la société salariale (Tous entrepreneurs ?), l’évolution des mouvements sociaux (Que deviennent les mouvements sociaux ? Comment comprendre le mouvement des Gilets Jaunes ?), la place contemporaine de la religion (Assiste-t-on à un retour du religieux ?) ou de la culture (La culture est-elle en danger ?). Mais cette partie fait aussi une place à des interrogations qui traduisent des évolutions à la fois des représentations et des normes de la vie en société. Ces questions que l’on peut estimer nouvelles portent, par exemple, sur notre rapport au temps (Le temps s’accélère-t-il ?), la reconnaissance des minorités sexuelles (LGBT+ : une transformation profonde de la société ?), nos relations aux animaux (Les animaux, nos Alter Ego ?), et le vieillissement de nos sociétés (Quelles sont les conséquences de la longévité ?). La liste aurait évidemment pu être plus longue, tant est grande l’attente à l’égard des recherches sociologiques qui scrutent avec distance et discernement tous ces changements de la vie quotidienne, même si nombre d’entre elles parviennent à la conclusion que les structures sociales se maintiennent durablement en donnant l’apparence trompeuse qu’elles se transforment profondément.

Enfin, ce qui régule. La quatrième partie de cet ouvrage est consacrée à un concept majeur de la sociologie, celui de régulation. Pour Durkheim, il s’agissait par ce concept de prendre en compte non seulement les institutions qui participent de la socialisation des individus, mais surtout la contrainte qu’exercent les normes sociales et les différentes sphères de la morale sur les individus, sachant que ces derniers sont conduits, sous menace de sanctions, à s’y conformer pour être intégrés aux différents groupes sociaux et à la société. La régulation est pour lui ce qui relève, dans l’éducation morale, de l’esprit de discipline. Mais les normes sociales ne sont pas données une fois pour toutes et, comme la morale, elles évoluent au même rythme que les interactions humaines dont elles dépendent en grande partie. Réfléchir aux mécanismes de la régulation conduit donc les sociologues à réfléchir au moins autant au système normatif existant qu’au désajustement possible de ce dernier lorsque les individus éprouvent des difficultés à s’y conformer rigoureusement, appelant en cela à sa transformation nécessaire et progressive.

Les questions retenues dans cette partie reflètent à la fois le poids des institutions de socialisation et les interrogations qu’elles suscitent au regard des évolutions de la société. La famille, objet classique de la sociologie, n’échappe pas à ce questionnement (La famille, une institution en déclin ? De quoi les parents sont-ils responsables ?). L’école est également un objet traditionnel des sociologues. Elle est questionnée, non seulement par les parents d’élèves, mais, de façon plus globale, par l’ensemble du corps éducatif, dont les missions évoluent inévitablement et suscitent en permanente de nouvelles recherches (La scolarisation reste-t-elle le mode dominant de la socialisation ? Les diplômés sont-ils méritants ?). L’État est, par définition, une institution régulatrice qu’il convient également d’interroger aussi bien dans sa fonction régalienne, éducative ou protectrice, y compris au moment de la fin de vie à l’hôpital ou dans des structures médico-sociales (Plus d’État, moins d’État ? Peut-on parler de dérive sécuritaire de l’État ? À quoi sert la prison ? Comment meurt-on aujourd’hui ?).

Mais, au-delà de ces instances traditionnelles de socialisation, la question de la régulation interroge aussi d’autres domaines dont le poids est déterminant dans nos vies quotidiennes. Les médias contribuent, au moins partiellement, à façonner nos représentations et font souvent l’objet de critiques (Les journalistes font ils leur travail ?). La révolution numérique ne semble pas garantir une véritable régulation susceptible de corriger les inégalités et les problèmes fonctionnels qu’elle génère (Le numérique, une nouvelle norme ?). De nouvelles formes de régulation apparaissent dans de nombreuses politiques publiques dont l’objectif n’est plus essentiellement de contraindre les individus par des dispositifs punitifs ou de surveillance, mais de les conduire à observer de bonnes pratiques en les rendant responsables d’eux-mêmes et du devenir de la société. Dans un esprit comparable, les théories comportementalistes ont démontré avec un certain succès la possibilité, par la mise au point de nouvelles techniques, d’influencer et de « pousser du coude » les individus dans un sens ou dans un autre selon les objectifs visés pas leurs concepteurs (Comment nos conduites sont-elles orientées ?). Enfin, les sociologues peuvent aussi répondre à des questions concrètes, formulées parfois de façon brutale, et qui nécessitent, soit une reformulation, soit une mise en perspective critique (Peut-on accueillir toute la misère du monde ? Le néolibéralisme est-il inévitable ?). Autant de questions qui placent le sociologue dans un rôle parfois inconfortable dans lequel il doit tout à la fois participer au processus de dévoilement de la réalité et contribuer à la réflexion sur les solutions à envisager pour remédier à ce qui est perçu comme un problème de dysfonctionnement social. En étudiant les formes contemporaines de la régulation, il participe aussi inévitablement, à sa manière, au processus qui conduit la société à se transformer.

Il ne faudrait pas voir les quatre parties de cet ouvrage comme des objets d’études refermés sur eux-mêmes. Nous les avons avant tout distinguées pour des commodités de présentation et de clarté pédagogique. Dans la réalité, les recherches articulent ces différentes problématiques. La question des solidarités ou des liens sociaux peut être traitée en référence à la question des inégalités et des classes sociales (Paugam, 2014). En mettant en perspective l’approche durkheimienne et l’approche marxiste, David Lockwood voyait également deux conceptions différentes, mais complémentaires, de l’analyse du désordre social (Lockwood, 1992). La question du changement social est présente, au moins de façon sous-jacente, dans la plupart des recherches sociologiques, y compris dans celles qui concluent à la reproduction des structures sociales. Enfin, le thème de la régulation est souvent, du moins dans la perspective durkheimienne, le corollaire de celui de l’intégration et renvoie, de ce fait, au moins autant à ce qui lie, à ce qui divise et à ce qui change. Les différents chapitres de cet ouvrage se renvoient donc le plus souvent les uns aux autres, ce qui prouve les articulations possibles entre les quatre parties.

En dépit de la diversité et du nombre conséquent de thèmes traités, les cinquante questions de cet ouvrage ne couvrent pas l’ensemble des objets d’études de la sociologie. Si nous avons été attentifs à aborder, sans nous y enfermer, plusieurs domaines de la sociologie, nous ne prétendons pas à l’exhaustivité, impossible à atteindre. Il est fort probable que si nous avions travaillé en collaboration avec d’autres équipes de sociologues en France ou à l’étranger, d’autres questions auraient été ajoutées à notre liste. La sélection que nous avons opérée exprime néanmoins notre volonté collective de donner un aperçu assez large des problématiques traditionnelles, mais aussi contemporaines, de la sociologie. Souvent attaquée ou mal comprise, parfois considérée en crise, la sociologie reste, en ce début du xxie siècle, une discipline vigoureuse et utile par le regard distancié et critique qu’elle propose de la vie en société. Par cet ouvrage, le comité de rédaction de la revue Sociologie a voulu en témoigner.

Je remercie chaleureusement, au nom de l’équipe, Florence Kerdoncuff, secrétaire de rédaction de la revue, pour avoir accompagné toutes les étapes de ce travail collectif jusqu’à la mise au point finale du manuscrit.

 

Bibliographie

  • Bourdieu Pierre, 2015, Sociologie générale. Vol. 1, Cours au collège de France 1981-1983, Paris, Raisons d’agir/Seuil.
  • Castel Robert & Martin Claude, 2012, Changements et pensées du changement. Échanges avec Robert Castel, Paris, La Découverte.
  • Durkheim Émile, 2007 [1893], De la division du travail social, Paris, Puf.
  • Durkheim Émile, 2007 [1895], Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Puf.
  • Lockwood David, 1992, Solidarity and Schism. “The Problem of Disorder” in Durkheimian and Marxist Sociology, Oxford, Clarendon Press.
  • Marx Karl, 1993 [1867], Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre I, Paris, Puf.
  • Nisbet Robert A., 1984 [1966], La Tradition sociologique, Paris, Puf (1ére édition en anglais)
  • Paugam Serge dir., 2014, L’Intégration inégale. Force, fragilité et rupture des liens sociaux, Paris, Puf.
  • Tocqueville Alexis de, 1986 [1835-1840], De la démocratie en Amérique, Paris, Robert Laffont.
  • Tocqueville Alexis de, 1986 [1856], L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Robert Laffont.
  • Simmel Georg, 1992 [1908], Le Conflit, 1ère édition en allemand, Paris, Circé.
  • Weber Max, 1964 [1904-1905], L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon.

 


Pour découvrir les 50 questions de sociologie…

> Retrouvez le livre sur le site des Presses universitaires de France
https://www.puf.com/50-questions-de-sociologie

> Et sur la plate-forme Cairn.info
https://www.cairn.info/50-questions-de-sociologie–9782130820673.htm