10. Sommes-nous liés par l’argent ?

Jeanne Lazarus, « 10. Sommes-nous liés par l’argent ? », in Paugam Serge (dir.), 50 questions de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 2020, p. 113.

 

Les sociétés contemporaines sont caractérisées par la présence massive d’argent, qui lie les commerçants et leurs clients, les États et leurs citoyens. Ces liens se matérialisent par l’impôt, les prestations sociales, les amis, les familles et se déploient à travers la multiplicité des échanges monétaires qui caractérisent la vie quotidienne. Historiquement, la « monétarisation » de la société est concomitante de l’industrialisation : en comparaison de la vie rurale, la vie urbaine et salariée est une vie où l’argent circule car il devient indispensable pour se loger, se nourrir, s’habiller, voire déléguer des tâches de soin auparavant prises en charge par les groupes familiaux. Quelles sont les relations entre l’argent et la société : l’argent transforme-t-il les liens sociaux ? À l’inverse, est-ce que les valeurs et la culture influencent les usages de l’argent ?

La monétarisation : un processus de la modernité

La naissance de la sociologie est concomitante de la transformation des sociétés européennes : il s’agissait de comprendre comment malgré tous les bouleversements du xixe siècle, les individus pouvaient encore se sentir liés les uns avec les autres. L’accroissement de la place de l’argent faisait partie des sources potentielles de déséquilibre. Ainsi, Émile Durkheim, dans Le Suicide énonce que l’anomie peut surgir lors de périodes d’enrichissement massif d’une société, car les hiérarchies préexistantes sont bouleversées. Les positions sociales devenant mouvantes, les désirs ne sont plus contrôlés par la société, source potentielle d’anomie individuelle ou collective (Durkheim, 1897).

Pour des auteurs comme Karl Marx, Georg Simmel ou Max Weber, la monétarisation est un outil essentiel de la modernité, car il permet – pour le meilleur et pour le pire – de créer une sphère marchande autonome. Sphère dans laquelle des logiques de profit et une rationalité particulière se développent.

Parmi les premiers sociologues, c’est G. Simmel qui a le plus directement analysé la monétarisation et ses effets sur la société, dans son grand livre La Philosophie de l’argent (Simmel 1900). À ses yeux, l’argent est un « désaffectant » des relations sociales. Le terme signifie que l’argent, en imposant une seule échelle de valeur, supprime les affects attachés aux valeurs subjectives que chacun donne aux objets – il arrive ainsi aux notaires de mettre aux enchères des objets disputés lors des successions afin d’obtenir une valeur monétaire qui sera jugée juste par tous les héritiers, quand les valeurs subjectives s’affrontaient et ne pouvaient trouver de terrain d’entente. Selon G. Simmel, cette propriété de l’argent est ce qui fait sa force, ce qui lui permet de s’insinuer partout, jusqu’à parfois prendre la place de Dieu, car il est en mesure de définir la valeur de toute chose et de toute personne, il est « le moyen absolu ».

Cette vision de l’argent puissant et neutre se retrouve chez toute une série d’auteurs qui évoquent l’argent « moderne » par opposition à l’argent « traditionnel ». Il s’agit d’opposer un argent attaché à des lieux, des groupes sociaux, des temporalités voire des religions, à un argent détaché de ces circonstances et utilisable en toutes circonstances. Karl Polanyi distingue les « single purpose monies » – des monnaies de coquillages par exemple, qui ne sont utilisées que pour les dots ou pour les compensations de crimes de sang et qui ne circulent qu’entre des groupes très précis et dans des conditions strictement définies – des « all purpose monies », les monnaies contemporaines universelles (Polanyi, 1968). Pour Talcott Parsons, la monnaie moderne est un « moyen d’échange généralisé » qui grâce à son anonymat, prodigue quatre libertés : elle permet d’acheter ce que l’on veut, à qui l’on veut, quand on le veut et dans des conditions que l’on peut accepter ou refuser (Parsons, 1967).

Cette monnaie moderne est celle de la théorie économique : elle est entièrement fongible. Selon l’expression populaire : elle n’a pas d’odeur. Si l’on va au bout de ce raisonnement, dans le cas de la modélisation économique, tout argent est interchangeable et plus encore, il ne se définit que par ses fonctions marchandes : il est un support des échanges et n’a en lui-même aucune existence ou personnalité ni n’influence les échanges auxquels il participe.

Dans cette perspective, pour G. Simmel, l’argent rend libre, précisément car il détache les individus de leurs appartenances sociales. Ainsi, l’argent est la possession de ceux qui ne possèdent rien (ni titres, ni familles prestigieuses, ni appartenance locale) : l’étranger, le membre d’une caste inférieur, celui qui subit toute sorte de discrimination, trouve dans l’argent un outil de rééquilibrage de sa position sociale.

Cette neutralité de l’argent est aussi ce qui le rend dangereux : l’argent porte en lui un risque de déshumanisation. Si tout peut être évalué de la même façon, alors potentiellement plus rien n’aura de valeur. C’est le risque de « blasement » de l’homme moderne que pointe G. Simmel.

L’argent domestiqué

Cette conception de l’argent tout puissant, capable d’effacer toutes les relations sociales qui lui préexistaient a été combattue par les travaux de Viviana Zelizer (2016). Cette sociologue américaine contemporaine affirme que l’argent a une odeur. En outre, elle réfute l’existence d’une sphère autonome de la vie sociale aux logiques purement marchandes où ne règnerait que rationalité et recherche du profit. L’argent ne transporte pas avec lui une logique capable d’écraser les liens sociaux dans lesquels il circule. Au contraire, pour V. Zelizer, les individus utilisent l’argent en le domestiquant, en l’adaptant à leur culture, leurs liens, leurs valeurs morales. Le concept de « marquage » de l’argent qu’elle a développé implique que l’argent moderne, malgré son caractère plus universel que celui des monnaies « prémoderne », est attaché socialement. Selon son origine et sa destination, l’argent n’est pas le même : reçu en cadeau, en héritage, gagné par un salaire, une prime, il diffère. Ses utilisateurs le catégorisent également en fonction des usages qu’ils lui destinent : argent des études, de la retraite, du loyer, de la nourriture, etc. Au sein des ménages, l’argent des femmes et celui des hommes est marqué différemment. Les exemples pourraient être multipliés. Le marquage de l’argent n’est d’ailleurs pas réservé à l’espace domestique : la comptabilité ou le système fiscal s’appuient sur le marquage des flux d’argent, dont la signification et les droits varient selon leur origine ou leur destination. Les travaux d’ethnographie économique en France et ailleurs, prolongent ces analyses et détaillent les multiples modalités de calcul qui cohabitent. Le calcul formel de la comptabilité marchande est une option parmi d’autres (Weber & Dufy 2010).

Pour autant, V. Zelizer (2005) ne considère pas que la monétarisation soit sans effet sur les sociétés, seulement, l’effet de l’argent n’est pas à sens unique : il colore les relations dans lesquelles il est présent et est coloré par elles. La notion de « circuit de commerce » qu’elle développe désigne l’appariement entre la relation qui lie les personnes, les transactions, les moyens d’échange au sein d’un circuit aux frontières closes.

Ainsi, il n’existe pas à proprement parler de « lien social monétaire », car l’argent est imbriqué dans l’ensemble des liens sociaux et ses utilisateurs en adaptent les usages à leurs relations. La circulation d’argent n’est pas forcément marchande : l’argent peut être donné, il peut être inscrit dans des échanges intrafamiliaux impliquant des circulations de long terme mais dans une logique qui n’est pas celle d’un achat ou d’une vente. Alain Testart (2001) considère quant à lui qu’il faut distinguer trois types de relations : le don, l’échange marchand et l’échange non marchand. Cette troisième relation complexifie l’opposition classique, et souvent évolutionniste, entre des systèmes d’échange par le don et le contre-don tels que décrits par les anthropologues d’un côté (Mauss, 1923-1924) et, de l’autre, des systèmes d’échange marchands. Dans un cas, les groupes sociaux sont entièrement mobilisés dans l’échange, dans l’autre au contraire les échangistes sont libérés de leur lien dès lors que le paiement est effectué en échange d’un bien ou d’un service. Selon A. Testart, dans l’échange non marchand, de l’argent circule, les biens et les services sont évalués monétairement mais dans un cadre qui n’est pas celui d’un marché avec une offre et une demande mais celui de liens sociaux, par exemple d’amitié.

Au-delà des échanges interpersonnels, un autre exemple d’échanges monétaires qui ne sont pas marchands peut être trouvé dans les flux financiers qui lient les États et les citoyens. Les impôts comme les transferts sociaux sont des échanges d’argent dont la logique n’est pas marchande. Ces échanges d’argent découlent d’une conception de la justice sociale fondée sur la redistribution. De la même façon, les systèmes d’assurance collective dans le cadre de la construction des États sociaux ne sont pas marchands. Le sociologue danois Gøsta Esping-Andersen (2007) affirme même que l’État-providence procède à une « démarchandisation » des assurances.

Les liens monétaires ne sont donc pas seulement des liens individuels, l’argent est un outil majeur de la vie collective. Les choix politiques se traduisent par des choix monétaires. Les politiques économiques sont toujours justifiées par des arguments de justice, y compris lorsqu’elles se présentent comme simplement dictées par la rationalité comptable : c’est au nom des générations futures ou plus simplement du bien-être économique de la nation, qu’il faut prendre telle ou telle décision.

Financiarisation et inégalités

À cette aune, comment penser la place de l’argent dans les sociétés contemporaines, qui ont connu depuis les années 1980 un phénomène de financiarisation ? La financiarisation peut se définir de trois manières (Zwan, 2014) : comme un nouveau régime d’accumulation, dans lequel l’enrichissement est essentiellement le fruit des activités financières ; comme un nouveau modèle de gestion des entreprises, dans lesquelles la croissance des gains des actionnaires prend le pas sur l’activité industrielle ; enfin comme une transformation de la vie quotidienne, les ménages étant mis en contact avec la sphère financière et devant faire face à des décisions permanentes (assurance, retraite par capitalisation, emprunts, etc.). Jacob Hacker (2006) parle de « risk shift », de transfert du risque, pour désigner les conséquences de la baisse des protections collectives. Les ménages sont désormais contraints de trouver eux-mêmes des moyens de se protéger des effets financiers des risques auparavant pris en charge collectivement (maladie, chômage, vieillesse mais aussi éducation des enfants). Les gouvernements, dans le monde entier, ont encouragé le développement de modèles de protection privés et financiarisés, eux-mêmes non exempts de risques. Ainsi, la stabilité financière des ménages, objectif de la construction des États-providence, grâce aux revenus de remplacement alloués en cas de difficultés, est assurée de plus en plus par l’accumulation individuelle de patrimoine ou des assurances privées dont la solidité est problématique – lorsque les fonds de pension font faillite, les assurés perdent toutes leurs économies et leur retraite.

Redistribution, « propriété sociale » : l’ambition politique des États-providence était de faire participer pleinement à la société tous les individus quelle que soit leur richesse. La situation contemporaine réinterroge cette possibilité. La financiarisation s’est accompagnée d’une croissance des inégalités. Des termes comme « ultra-riches », « high net worth individuals » ont vu le jour pour désigner une catégorie d’individus qui sont présents dans la plupart des pays du monde et qui, disposant de ressources financières extrêmement élevées, peuvent vivre à l’écart du reste de la société. Parallèlement, le coût des logements, comme celui des études, n’a cessé d’augmenter, de sorte que les sociétés paraissent tendre vers une répartition bimodale : des très riches et des très pauvres.

Au-delà de la croissance des inégalités, la situation contemporaine semble donner à la possession d’argent un pouvoir « brut » : ce pouvoir était naguère euphémisé et même contesté par les logiques démocratiques et méritocratiques. Dans La Morale et l’argent, Michèle Lamont (1995) montrait, à partir d’une enquête auprès de cadres en France et aux États-Unis, que si les États-uniens se classaient socialement par l’argent qu’ils gagnaient, les Français avaient au contraire érigé une morale « anti-socio-économique », considérant que le prestige social s’acquiert par le capital culturel et symbolique. Toutefois, depuis cette enquête menée dans les années 1980, les frontières se sont déplacées, y compris en France. La place du capital économique dans la hiérarchie sociale, que la sociologie française a longtemps moins analysée que celle du capital culturel (Lazarus, 2006), est devenue un objet d’étude beaucoup plus important. Une série de travaux ont montré l’envol des rémunérations d’une partie des salariés (Godechot, 2015), l’ouvrage de Thomas Piketty (2013), Le Capital au xxie siècle popularisant encore le sujet. La richesse paraît aujourd’hui suffire à la domination sociale, au point que là où par exemple les travaux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (2000) insistaient sur le capital culturel et symbolique de la haute bourgeoisie, l’investissement dans l’art des familles les plus riches est regardé aujourd’hui comme une sorte d’optimisation fiscale et comme un symbole de plus de la domination des plus riches qui s’approprient même la culture.

Ainsi, la place de l’argent et son influence sur le lien social apparaissent comme profondément liés à un lieu et une époque donnés. Lorsque la sphère économique est « désencastrée » comme le disait Karl Polanyi (1983), la possession d’argent confère un pouvoir bien plus important que lorsqu’elle est réencastrée comme ce fut le cas dans une partie du xxe siècle, lors de la construction de protections collectives et de politiques redistributives. Pourtant, même désencastré, l’argent reste social : le pouvoir qu’il confère est celui que les sociétés ont bien voulu lui concéder, par les lois, les valeurs qu’elles développent à une période donnée. L’argent n’est pas une puissance externe, il est le reflet de l’organisation sociale.

Mots-clés : argent, échange, richesse

Voir aussi les questions : 5 Les solidarités familiales, une alternative crédible ? La philanthropie permet-elle de réduire les inégalités ? 21 Les quartiers riches se replient-ils sur eux-mêmes ?

Bibliographie

  • Durkheim Émile, 1897, Le Suicide, Paris, Felix Alcan.
  • Esping-Andersen Gøsta, 2007, Les Trois-mondes de l’État-providence : essai sur le capitalisme moderne, Paris, Puf.
  • Godechot Olivier, 2015, « Variétés de financiarisation et accroissement des inégalités », Revue Francaise de Socio-Economie, Hors-série (2), p. 51‑72.
  • Hacker Jacob S., 2006, The Great Risk Shift: The New Economic Insecurity and the Decline of the American Dream, Oxford, Oxford University Press.
  • Lamont Michèle, 1995, La Morale et l’Argent. Les Valeurs des cadres en France et aux États-Unis. Paris, Metailié.
  • Lazarus Jeanne, 2006, « Les pauvres et la consommation », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 91, p. 137‑52.
  • Mauss Marcel, 1950 [1923-1924], « Essai sur le don . Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et Anthropologie, Paris, Puf.
  • Parsons Talcott, 1967, « On the Concept of Influence », Sociological Theory and Modern Society, New York, Free Press, p. 355-362.
  • Piketty Thomas, 2013, Le Capital au xxie siècle, Paris, Seuil.
  • Pinçon Michel & Pinçon-Charlot Monique, 2000, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte.
  • Polanyi Karl, 1968, Primitive, Archaic and Modern Economies, Boston, Beacon Press.
  • Polanyi Karl, 1983, La Grande Transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard.
  • Simmel Georg, 2014 [1900], Philosophie de l’argent, Paris, Puf.
  • Testart Alain, 2001; « Échange marchand, échange non marchand », Revue française de sociologie, vol. 42, no 4, p. 719‑748.
  • Weber Florence & Dufy Caroline, 2010, L’Ethnographie économique, Paris, La Découverte.
  • Zelizer Viviana, 2005, The Purchase of Intimacy, Princeton and Oxford, Princeton University Press.
  • Zelizer Viviana, 2016, La Signification sociale de l’argent, Paris, Seuil.
  • Zwan Natascha van der, 2014, « Making Sense of Financialization », Socio-Economic Review, vol. 12, no 1, p. 99‑129.

Pour découvrir les 50 questions de sociologie…

> Retrouvez le livre sur le site des Presses universitaires de France
https://www.puf.com/50-questions-de-sociologie

> Et sur la plate-forme Cairn.info
https://www.cairn.info/50-questions-de-sociologie–9782130820673.htm