Recension : Élise Roche, Reloger les habitants des bidonvilles (2022, PUR)

Élise Roche (2022), Reloger les habitants des bidonvilles. Un urbanisme en marge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 378 p.

Recension version post-print par

Anne-Cécile Caseau
anne-cecile.caseau@jeunesse-sports.gouv.fr
Chargée d’études et de recherche à l’INJEP ; Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, 95 avenue de France, 75650 Paris cedex 13, France ;

 

 

De 2003 à 2018, aux portes de Paris, 200 personnes ont vécu dans des cabanes trop petites et sans douches, dans des conditions matérielles et symboliques dégradées, et ce, dans le cadre d’un projet piloté par les autorités municipales de la ville de Saint-Denis, dans le département de la Seine-Saint-Denis. Comment expliquer qu’un engagement institutionnel initialement porté contre le mal-logement ait in fine conduit à produire un espace de « quasi-bidonville » ? C’est à partir de cette situation, qu’elle qualifie de paradoxale, que la géographe Élise Roche propose un ouvrage consacré au traitement des bidonvilles à Saint-Denis et aux lacunes structurelles des dispositifs de relogement à destination de ses habitants.

L’ouvrage plonge dans les coulisses de l’action publique municipale, dans un contexte de réaction, voire d’opposition, au discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy en 2010. Ce dernier associe alors « immigration clandestine, gens du voyage et population rom » (p. 68), et appelle à expulser en priorité les « implantations sauvages de campements de Roms[1] ». La municipalité où Élise Roche travaille, et sur laquelle elle va enquêter, propose alors un projet ambitieux de relogement de personnes roms vivant dans un bidonville installé sur son territoire. En cherchant à comprendre comment s’organise cette réponse locale aux besoins de logement d’une population migrante stigmatisée, l’auteure navigue entre différents cadres théoriques empruntés à la géographie radicale, aux études urbaines, à la philosophie politique et à la sociologie critique. Elle démontre avec beaucoup de pertinence ce qu’une approche pluridisciplinaire nourrie par la géographie critique peut apporter à la compréhension des politiques publiques urbaines.

L’ouvrage se divise en cinq chapitres. Le premier chapitre répond à des questions centrales pour comprendre l’enquête – comment, avec qui, et où ? Élise Roche a réalisé une enquête de terrain, principalement auprès des acteurs municipaux de Saint-Denis, entre 2011 et 2015, qu’elle associe avec des recherches sur archives sur une période plus longue de 1950 à 2015. C’est le projet de relogement du bidonville du Hanul qui est au cœur de son enquête : un projet impulsé et géré par la Ville, qu’elle contraste avec le projet de relogement du bidonville du Campra, situé lui aussi à Saint-Denis, et géré par les services de l’État.

Le deuxième chapitre s’intéresse à la localisation des sites de relogement des habitants du bidonville et analyse la relégation spatiale qui en résulte. Cette analyse s’opère à partir d’un double mouvement : dans le temps, à partir d’une comparaison entre les politiques de résorption des années 1960 et celles des années 2000 ; dans l’espace, pour resituer les choix de la politique locale dionysienne à l’aune d’une analyse nourrie par la géographie radicale des flux économiques et migratoires transnationaux. Saint-Denis est un territoire qui a été marqué par les bidonvilles dans la période d’après-guerre et cette histoire rejaillit dans les années 2010. Les cités de transit construites dans les années 1960 servent alors de référentiel dans la préparation du projet de relogement des habitants du Hanul, produisant comme un « écho » par certaines similarités : il s’agit d’un projet transitoire, à destination d’un public de migrants ayant vécu en bidonville, et d’une construction de piètre qualité. Élise Roche s’intéresse en particulier à la localisation des sites de relogement et à leur position en marges des villes. Ce sont des sites qui prêtent à devenir des spatial fix, terme qui désigne des « lieux privilégiés d’investissement du capital » (p. 320), sous l’effet croisé de la forte pression immobilière et migratoire qui s’exerce dans les communes dans la ceinture de Paris comme Saint-Denis.

Le troisième chapitre examine de près les modalités et les objectifs de ce projet de relogement, qui est sans cesse renvoyé vers les registres de l’urgence et du temporaire. Élise Roche appréhende ce dispositif comme un « ovni » tant il est conçu à l’écart des politiques d’hébergement d’urgence. Ni logement d’insertion, ni centre d’hébergement, il ne correspond à aucune situation prévue par les dispositifs d’accès au logement. La comparaison qu’elle établit avec un projet type de rénovation urbaine (ANRU) souligne en quoi le projet est atypique, que ce soit au niveau des acteurs sollicités, des procédures suivies pour son financement et sa gestion, ou de la qualification du public. Par ailleurs, ce dispositif expérimental et transitoire est soumis à une tension entre un objectif d’intégration à destination d’un public d’étrangers et un objectif d’insertion ciblant des personnes aux faibles ressources économiques. Les actions d’intégration et d’insertion par le logement s’enlisent, dans un contexte de « file d’attente » pour l’accès aux logements sociaux, et de grandes difficultés se font jour pour les porteurs du projet, dans l’accompagnement vers un relogement pérenne des familles du Hanul, ce qui donne plus de poids au motif de l’intégration.

Ce projet s’est doté d’ambitions universalistes. Alors comment a-t-il glissé vers un modèle plus coercitif, et exclusif aux Roms ? Le quatrième chapitre entre dans les dessous de la gestion des sites de relogement, et confronte les discours initiaux de la Ville avec certaines évolutions dans l’organisation du site Voltaire, finalement retenu. L’enquêtrice avance deux constats principaux : il y a eu, d’une part, un abandon progressif de l’ambition d’inconditionnalité de la mise à l’abri et, d’autre part, le développement de logiques autoritaires envers les habitants. L’analyse prend appui sur le travail de Nancy Fraser relatif à la justice sociale pour questionner ces décalages importants avec le discours initial de la municipalité et saisir les étapes à travers lesquelles le discours redistributif initial est « dépassé par une injonction à la responsabilisation des bénéficiaires » (p. 262). Ces derniers sont pris dans une rigidification de leur identification comme Rom et tenus pour responsables des dysfonctionnements relevés sur le site – qu’Élise Roche pointe comme étant liés à des manques de moyens financiers et humains. Ce projet s’était construit en partie en opposition au village d’insertion voisin géré par l’État, critiqué comme un espace d’enfermement et de contrôle. Dans un contexte d’urgence et de pénurie de moyens, ainsi que de représentations ethnicisantes autour des Roms vivant en bidonvilles, le dispositif expérimental mené sur le site Voltaire évolue vers un espace d’enfermement et se rapproche du fonctionnement du village d’insertion.

Le dernier chapitre replace l’analyse empirique dans une perspective plus large, celle de la ville néolibérale. La géographe qualifie le projet du Hanul d’« antiprojet urbain », qui suit « un mode de faire non ordinaire de la ville » (p. 283). Le site de relogement est à la fois un espace qui tourne le dos à la ville, bien qu’étant conçu dans un même temps comme sas vers la ville ; c’est un espace défouloir nécessaire « au reste de la ville pour poursuivre une vie normale » (p. 298), dont l’existence souligne les dimensions d’informalité des politiques urbaines. Les chapitres précédents identifient là où cet « antiprojet » s’enlise et échoue. L’ouvrage se termine par une analyse qui se déploie au-delà du contexte local afin de comprendre les enjeux macrogéographiques du relogement des résidents des bidonvilles. Les dérives du projet et ses échecs ne sont pas entièrement imputables aux agents municipaux ou aux habitants, ni aux élus de la Ville. Le désengagement de l’État est alors une clé de cette analyse de facteurs structurels qui contribuent à l’échec du projet. La situation à Saint-Denis est le résultat du « report au niveau local des contradictions liées à une politique néolibérale du logement » et illustre la « difficulté de porter un projet alternatif au projet néolibéral depuis l’échelon local » (p. 318). Ce sont les effets du néolibéralisme sur les politiques urbaines qui sont ici pleinement visés par les critiques d’Élise Roche, « qui conduisent notamment au renchérissement du foncier, à l’augmentation des coûts de production des logements pour les ménages populaires, à la bureaucratisation des procédures et à la réduction des politiques d’aide sociale inconditionnelles » (p. 314).

Cet ouvrage est d’une grande richesse pour éclairer les rouages de la politique locale de résorption des bidonvilles au sein d’une municipalité communiste de la banlieue parisienne. L’enquête offre une description très riche des glissements entre différents modes opératoires visant au relogement d’habitants de bidonville, tout en offrant des explications étayées pour l’« échec partiel » du projet. Élise Roche a été fonctionnaire territoriale à la mairie de Saint-Denis. Elle enquête sur un terrain connu et réunit dans son analyse entretiens, observations et documents produits par la Ville avec une fluidité qui témoigne de son ancrage dans cet espace. L’enquête rend compte des positionnements, parfois instables et susceptibles d’évolution, des agents municipaux, des élus, des agents de l’État et des associations. On regrette toutefois l’absence du point de vue des habitants, qui dans ce dispositif d’enquête ne sont quasiment pas sollicités. L’analyse de la mise en œuvre du projet gagnerait à être enrichie par les expériences de personnes concernées, saisies à différents stades du projet. Les travaux d’Alexandra Clavé-Mercier et Martin Olivera illustrent l’importance d’inclure le point de vue des « bénéficiaires des projets de relogement[2] » qui développent des marges de manœuvre face aux dispositifs, et qu’il ne faut pas reléguer en dehors du champ de l’action.

Ce travail s’attache à mettre en perspective les données empiriques avec une réflexion théorique plus large et ambitieuse. La gestion du bidonville du Hanul témoignerait des effets du néolibéralisme sur les politiques urbaines, des dynamiques de « report de responsabilité de l’échelon national sur l’échelon local » (p. 321) et de la recherche d’attractivité et de valorisation foncière de la part des communes. C’est à ce stade de la démonstration qu’il aurait été intéressant de mobiliser d’autres projets de relogement, en dehors de Saint-Denis, voire d’évoquer d’autres modalités de relogement après expulsion, pour construire une vue plus complète des formes du relogement qui sont proposées, ou non, aux habitants des bidonvilles. La focale précise sur Saint-Denis peut parfois conduire à minimiser l’aspect atypique de ce projet, bien qu’il soit souligné par l’auteure. La gestion des bidonvilles en 2023 passe peu par des projets de relogement de cette envergure et l’appel à l’hébergement d’urgence et aux hôtels sociaux reste une solution bien plus fréquente, bien que souvent défaillante pour faire face aux besoins. Le cycle des expulsions, réinstallations, expulsions reste ancré sur de nombreux territoires métropolitains, justement du fait de l’absence d’une politique de résorption dotée de moyens suffisants et pérennes.

Par ailleurs, pendant la période de cette enquête, l’Europe se retrouve confrontée à ce qui a été qualifié dans les médias de « crise des réfugiés[3] ». Les regards se concentrent sur des espaces précaires de vie où s’installent des migrants venus d’Afrique sub-saharienne ou du Moyen-Orient en particulier, à l’instar de la « Jungle de Calais ». Il est étonnant de pas trouver dans cet ouvrage un dialogue avec les travaux portant sur d’autres formes de gestion du mal-logement et de l’urgence sociale en migration qui se développent en réaction à ces « camps de migrants », au-delà de la situation des familles roumaines identifiées comme roms.

Ce livre éclaire une situation locale qui en dit aussi beaucoup sur des dynamiques nationales et supranationales. Le travail d’articulation d’échelle est sa force, puisqu’il propose à la fois une analyse très détaillée de la mise en œuvre d’un dispositif municipal de relogement des habitants d’un bidonville, en confrontant les différents points de vue d’acteurs et leurs évolutions dans le temps, mais aussi une contribution à la critique de ce que les politiques néolibérales font aux « populations les plus pauvres et précaires » (p.  322).


  1. Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, sur la lutte contre la criminalité, la délinquance et l’immigration illégale, à Grenoble le 30 juillet 2010, Élysée, elysee.fr, consulté le 9 mai 2023.
  2. Alexandra Clavé-Mercier et Martin Olivera (2016), « Une résistance non résistante ? Ethnographie du malentendu dans les dispositifs d’“intégration” pour des migrants roms », L’Homme, no 219-220, p. 175-207.
  3. La notion de « crise » est largement critiquée dans les recherches en sciences sociales, voir à ce sujet le travail de Thomas Lacroix (2016), Migrants. L’impasse européenne, Paris, Armand Colin, ou celui de Camille Schmoll (2020), Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, Paris, La découverte.