13. Quelle égalité des sexes ?

Marie Bergström & Colin Giraud, « 13. Quelle égalité des sexes ? », in Paugam Serge (dir.), 50 questions de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 2020, p. 143.

 

L’actualité médiatique et politique le rappelle chaque jour ou presque, l’existence d’inégalités entre femmes et hommes est un sujet récurrent d’intervention, de dénonciation et d’indignation qui touchent à des sujets variés : niveaux de rémunération, nominations politiques, représentations publicitaires, responsabilités familiales, sexualité… Si ces inégalités sexuées sont aujourd’hui considérées comme problématiques, c’est aussi qu’inversement, la norme d’égalité des sexes s’est progressivement imposée comme un principe juridique et politique puissant dans les sociétés occidentales au cours du xxe siècle.

Mais la notion d’égalité – et son corollaire, celle d’inégalité – a des significations variables pour les sociologues. Elle peut en effet désigner un principe politique et juridique qui repose sur l’existence de droits identiques définissant une égalité en droit, distincte d’une égalité réelle (ou de fait) qui renvoie plus concrètement à la distribution effective des ressources, des positions et du pouvoir dans une société. L’égalité devient alors un horizon normatif dont les limites peuvent être saisies par la mesure et l’objectivation d’inégalités réelles. Là est le paradoxe de la situation entre les femmes et les hommes en ce début de xxie siècle : l’inégalité des sexes n’a probablement jamais été aussi visible socialement et, en même temps, jamais autant été dénoncée et contestée.

La question de la « différence des sexes » est présente dans les premiers textes de sociologie, d’Émile Durkheim notamment, mais c’est surtout à partir des années 1970 qu’elle devient un objet d’étude à part entière. Dans le sillage des mouvements féministes, les études de genre participent à dénaturaliser la distinction entre « femmes » et « hommes ». Plutôt qu’une donnée biologique, cette distinction devient un fait social à expliquer. Par le même mouvement, les positions inférieures qu’occupent les femmes dans les différents domaines de la vie sociale – le travail, la famille ou la sphère sexuelle par exemple – sont considérées non plus comme de simples différences, mais des inégalités qu’il importe d’objectiver et d’expliquer.

L’affirmation de la norme d’égalité des sexes

Si l’idée d’égalité entre femmes et hommes a une histoire longue, elle connaît cependant une progression considérable dans la seconde moitié du xixe siècle dans de nombreux pays occidentaux avec l’enracinement des régimes démocratiques et le développement de revendications féministes de plus en plus visibles. Mais c’est surtout au cours du xxe siècle que cette idée devient une norme sociale et politique qui se diffuse et se traduit dans différents domaines et à différents niveaux : dans la loi et les textes juridiques, dans le regard et les perspectives scientifiques, dans les institutions et la définition des problèmes publics.

En France, comme dans d’autres pays occidentaux, l’instauration de régimes politiques démocratiques s’est traduite par une redéfinition du statut de citoyen et une extension de ses droits. Ce processus s’est d’abord conjugué au masculin et a maintenu, voire parfois accru, l’exclusion des femmes des droits civiques et politiques : nombre de textes législatifs et juridiques du xixe siècle proclame et formalise l’inégalité des sexes (Verjus, 2002). Par exemple, le Code civil Napoléon de 1804 proclame l’infériorité juridique des femmes. Mais le xxe siècle voit se développer et s’affirmer la dénonciation de ces inégalités sur plusieurs plans. D’abord, sur le terrain politique, les revendications des Suffragettes se concrétisent avec l’accès au droit de vote. Les Françaises obtiennent ce droit en 1945, une date tardive comparée à d’autres pays occidentaux, comme la Nouvelle-Zélande, premier pays à accorder le droit de vote aux femmes en 1893, ou l’Allemagne en 1918 par exemple. Dans les années 1960-1980, les revendications s’étendent à d’autres sphères comme le travail, la famille et la sexualité. Sur ces terrains-là, le droit évolue et plusieurs textes de loi cristallisent ces mutations : en France, les femmes obtiennent en 1965 le droit d’exercer une profession sans l’autorisation préalable du mari, en 1972 le principe d’égalité des rémunérations des femmes et des hommes est inscrit dans la loi, et en 1975 la loi Veil autorise l’IVG. L’affirmation de l’égalité entre les sexes passe ainsi par le droit et devient progressivement un principe juridique dont le périmètre ne cesse de s’élargir au cours du temps. Dans les faits, il devient progressivement possible, et surtout plus facile, pour les femmes de divorcer, de faire des études plus longues et de disposer de leurs propres ressources. Dans les années 2000, différents dispositifs législatifs sur la parité viennent également contribuer à améliorer la place des femmes dans l’entreprise et dans la vie politique des démocraties modernes, par exemple en France avec la loi dite sur la parité en 2000 centrée sur l’accès paritaires aux responsabilités politiques (Achin & Lévêque, 2014).

Ces évolutions législatives sont traditionnellement interprétées comme le résultat de deux processus distincts mais non indépendants. D’une part, elles sont favorisées par le recul de certaines normes patriarcales très anciennes et portées par des institutions dont l’audience et l’emprise sur les conduites reculent considérablement dans la seconde moitié du xxe siècle. C’est particulièrement vrai de l’encadrement religieux dont l’influence sur les comportements individuels et sur le pouvoir politique reculent au cours du xxe siècle (Rochefort & Sana, 2013). D’autre part, le rôle des mouvements sociaux et des revendications féministes a été essentiel dans la mise à l’agenda politique et public des droits des femmes comme revendication et cause légitimes (Bereni, 2015).

La diffusion d’une norme égalitaire entre femmes et hommes doit aussi beaucoup au développement des savoirs scientifiques et des connaissances produites sur la différence des sexes. Si leur histoire est longue et complexe, leur développement a été particulièrement fort et effervescent à partir des années 1950-1960 dans les contextes occidentaux. Les études féministes, puis les études de genre et les études queer, ont profondément renouvelé la connaissance et la conception des rapports entre les sexes en décrivant les mécanismes sociaux de construction, de différenciation et de hiérarchisation du masculin et du féminin. Puisant dans des disciplines variées et des traditions intellectuelles différentes, ce sont surtout des femmes qui ont d’abord produit ces analyses, éclairant la construction des inégalités de sexe dans leurs champs disciplinaires – en France on peut citer Colette Guillaumin et Christine Delphy en sociologie, Françoise Héritier en anthropologie, Michelle Perrot en histoire ou Simone de Beauvoir en philosophie). À partir des années 1970, de nombreuses auteures, indissociablement chercheuses et militantes, approfondissent et renouvellent théoriquement l’analyse des rapports sociaux de sexe. La diffusion et le succès de ces travaux, en France mais surtout d’abord aux États-Unis, ont eu un impact important au cours des quarante dernières années. Ils ont non seulement renouvelé les savoirs disciplinaires mais ont permis une meilleure visibilité des inégalités réelles entre les femmes et les hommes, et ont participé à la dénaturalisation des rôles sexués. Si ces travaux ont d’abord porté surtout sur les femmes, ils ont ensuite abordé plus généralement la catégorisation et la hiérarchisation masculin/féminin comme structure sociale fondamentale de nos sociétés. Ce principe structurant du genre éclaire autant le monde du travail et de l’emploi que la sexualité, le couple, la famille, la sociabilité, la répartition des richesses et du pouvoir, les stéréotypes culturels et le rapport à la politique (Bereni et al., 2015). Deux domaines sont particulièrement illustratifs de l’ordre du genre, et des recherches qui y sont consacrées : le travail et la sexualité.

La persistance des inégalités en pratique

Le travail est un lieu central de production du genre, c’est-à-dire de différenciation et de hiérarchisation des sexes, et l’un des premiers à avoir été étudié en tant que tel. Il fait l’objet de nombreuses recherches consacrées plus spécifiquement à la division sexuelle du travail. Ce concept, forgé dans les années 1970 dans le courant du féminisme matérialiste, repose sur une définition large du travail qui inclut non seulement les activités professionnelles et rémunérées mais aussi le travail domestique réalisé très majoritairement par des femmes à titre gratuit. Le fait que ces tâches domestiques – comme le ménage, la cuisine ou le soin des enfants – soient exclues de la définition traditionnelle du travail, pour être associées plutôt à la sphère familiale, peut être compris comme un rapport d’exploitation : la classe des hommes s’approprie ainsi gratuitement le travail reproductif de la classe des femmes. Dans les termes de la sociologue française Christine Delphy (1970), le patriarcat repose sur une base économique qui est celle du mode de production domestique.

Cette lecture matérialiste des inégalités de genre perd en visibilité dans les années 1990 pour des raisons tant empiriques que théoriques. Tout au long de la deuxième moitié du xxe siècle, les femmes font une entrée spectaculaire sur le marché de travail. La part de femmes dans la population active (âgée de 20 à 59 ans) passe ainsi de 35 % en 1968 à 48 % en 2017 (source : enquête Emploi, Insee). Cette augmentation s’explique en partie par la reconnaissance statistique du travail déjà réalisé par les femmes (c’est-à-dire, le travail qu’elles effectuaient dans l’entreprise ou dans l’exploitation de leur conjoint et qui n’a pas toujours été comptabilisé), mais aussi par le nombre accru de femmes qui occupent un travail salarié ou indépendant. L’évolution est soutenue par l’allongement des études, particulièrement important pour les femmes qui sont désormais plus diplômées que les hommes, ce qui leur ouvre la porte à de nombreux métiers et aux postes de responsabilité. Il s’agit d’une véritable ascension sociale collective des femmes.

Dans ce contexte, l’analyse en termes de division sexuelle du travail a changé de sens. D’une part, avec la perte de vitesse du cadre marxien, le travail est moins analysé comme le ressort des rapports sociaux de sexe, et davantage comme un espace d’observation des inégalités de genre. D’autre part, la participation des femmes au marché du travail déplace la focale depuis le travail domestique vers les inégalités sur le marché de travail, qui sont nombreuses (Laufer, 2014). L’assignation des femmes au travail domestique trouve en effet une traduction directe dans la sphère économique sous la forme des métiers du care. En 2019, 84 % des personnes occupant des emplois de service aux particuliers (restauration, soins personnels, travail domestique, garde d’enfant…) sont des femmes, tandis que les hommes représentent 84 % des ouvriers non qualifiés de manutention ou du transport par exemple (source : enquête Emploi, Insee). Cette différenciation des activités se voit redoublée par la hiérarchisation des métiers : les professions occupées par les femmes tendent à être moins valorisées que celles des hommes, tant économiquement que socialement. Surtout, les femmes occupent davantage que les hommes des emplois à temps partiel. Enfin, l’augmentation continue du taux d’activité des femmes ne correspond pas à un engagement analogue des hommes dans la sphère domestique. Si le temps que les femmes consacrent aux tâches ménagères a certes diminué au fil du temps, cela ne s’est pas traduit par une prise en charge plus importante par les hommes. En réalité, l’inégalité face au travail domestique persiste.

Dans les années 1990, le renouvellement des études féministes coïncide avec un déplacement des objets d’étude, du travail vers la sexualité. Sous le terme queer – littéralement « étrange » en anglais et historiquement une injure à destination des gays et des lesbiens – sont regroupés un ensemble de travaux qui, divers de par les objets d’étude, partagent tous le fait de placer la sexualité au cœur de l’analyse des rapports sociaux de sexe (Butler, 1990). Dans un texte fondateur, Gayle Rubin (1975, p. 48) affirme que « le genre est une division des sexes socialement imposée. Il est le produit des rapports sociaux de sexualité ». Autrement dit, la distinction entre deux sexes (femme/homme) prend son sens dans le cadre de l’hétérosexualité. Cette dernière est de ce point de vue centrale pour comprendre le système du genre. Comme le dit Isabelle Clair (2012, p. 67), la norme hétérosexuelle, aussi appelée l’hétéronormativité, conduit « chaque personne à devenir, de façon le moins ambiguë possible selon les critères de l’époque et du lien, fille ou garçon, femme ou homme ». Cela veut dire – comme le montre la sociologue dans son étude de l’entrée dans la sexualité des jeunes en France – qu’être un « vrai homme » ou une « fille bien », c’est d’abord se conformer à certaines attentes en matière de sexualité. Parce que la féminité et la masculinité sont construites en opposition, ces attentes ne sont pas les mêmes pour les deux sexes. La virilité se mesure au désir manifesté à l’autre sexe et se trouve mis en cause par l’homosexualité : la figure du « pédé » illustre le lien intrinsèque entre l’hétérosexualité et les normes de masculinité. La féminité se mesure, au contraire, par une certaine retenue sexuelle : une femme « bien », c’est-à-dire respectable, fait preuve de réserve dans la relation aux hommes, contrairement à la figure de la « pute » dont la faute est justement d’être sans réserve (Clair, 2012).

Ces études montrent non seulement la place centrale de la sexualité dans l’ordre du genre, mais soulignent aussi le double standard des sexes qui persiste en matière de sexualité : les comportements sexuels des femmes continuent à être jugés différemment, et plus sévèrement, que ceux des hommes. Bien que l’on constate un rapprochement des pratiques des femmes et des hommes au cours des dernières décennies, les enquêtes statistiques révèlent une naturalisation de ces différences de genre. Lors de la dernière enquête sur la sexualité en France, 73 % des femmes et 59 % des hommes se déclaraient « plutôt d’accord » ou « tout à fait d’accord » avec l’idée que « par nature, les hommes ont plus de besoins sexuels que les femmes » (source : enquête CSF, Inserm-Ined, 2006). Ces représentations ne sont pas sans effets. Elles participent activement à la reproduction des inégalités de genre dont une forme de légitimation sociale et culturelle des violences sexuelles envers les femmes.

Dans le monde du travail comme dans la sphère de la sexualité, la norme de l’égalité des sexes rencontre donc toujours des obstacles. Les images sociales de la féminité et de la masculinité restent fortement contrastées. Elles participent non seulement à une socialisation différenciée des femmes et des hommes, mais se traduisent par des inégalités réelles en termes d’accès aux ressources, à l’autonomie et au pouvoir. Ainsi, dans des sphères aussi diverses que le sport, l’école, la politique ou la famille, les positions qu’occupent les femmes continuent à être inférieures à celles de hommes : c’est vrai à la fois en termes symboliques, statutaires et économiques. Si la tendance générale est à la réduction de ces inégalités, l’évolution suit des rythmes très différents selon les sphères sociales, et les mécanismes de reproduction, de création et de déplacement des inégalités sont nombreux. De même, l’égalité hommes-femmes a toujours des adversaires qui se mobilisent régulièrement contre des droits acquis – l’avortement notamment – et des politiques nouvelles – les innovations éducatives de sensibilisation aux stéréotypes de genre, par exemple. Ils montrent que l’égalité des sexes est une norme contestée qui reste un enjeu de lutte.

Mots-clés : inégalités, genre, femmes, égalité, politique

Voir aussi les questions : 25 Public/Privé : la fin d’une grande différence ?, 34 LGBT+ : une transformation profonde de la société ? 38 La famille : une institution en déclin ?

Bibliographie

  • Achin Catherine & Lévêque Sandrine, 2006, Femmes en politique, Paris, La Découverte.
  • Bereni Laure, 2015, La Bataille de la parité. Mobilisations pour la féminisation du pouvoir, Paris, Economica.
  • Bereni Laure, Chauvin Sébastien, Jaunait Alexandre & Revillard Anne, 2015, Introduction aux études sur le genre, Bruxelles, De Boeck.
  • Butler Judith, 2005 [1990], Trouble dans le genre. Le Féminisme et la Subversion de l’identité, Paris, La Découverte.
  • Clair Isabelle, 2012, « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel », Agora débats/jeunesses, no 60, p. 67-78.
  • Delphy Christine, 2013 [1970], L’Ennemi principal. Tome 1 : Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse.
  • Laufer Jaqueline, 2014, L’Égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, Paris, La Découverte.
  • Rochefort Florence & Sanna Maria Eleonora, 2013, Normes religieuses et genre. Mutations, résistances et reconfiguration (xixexxie siècle), Paris, Armand Colin.
  • Rubin Gayle, 2011 [1975], « Le marché aux femmes. “Économie politique” du sexe et systèmes de sexe/genre », in Rubin Gayle dir., Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, Epel, p. 23-82.
  • Verjus Anne, 2002, Le “Cens de la famille”. Les Femmes et le Vote, 1789-1848, Paris, Belin.

Pour découvrir les 50 questions de sociologie…

> Retrouvez le livre sur le site des Presses universitaires de France
https://www.puf.com/50-questions-de-sociologie

> Et sur la plate-forme Cairn.info
https://www.cairn.info/50-questions-de-sociologie–9782130820673.htm