Recension : Tanja Bogusz, Experimentalism and sociology. From crisis to experience (Springer Nature, 2022)
Tanja Bogusz (2022), Experimentalism and sociology. From crisis to experience, Heidelberg, Springer Nature, 352 p.
Recension version post-print par
Frédéric Keck
keck.fred@gmail.com
Directeur de recherche CNRS, Laboratoire d’anthropologie sociale LAS (CNRS-Collège de France-EHESS) – Laboratoire d’anthropologie sociale, 52 rue Cardinal Lemoine, 75005 Paris, France
Entre 2012 et 2013, Tanja Bogusz, chercheuse en sociologie à l’Université de Hambourg, a participé à une expédition de collecte de la faune et de la flore dans l’océan Pacifique organisée par le Muséum national d’Histoire naturelle. Elle a observé les tensions entre les naturalistes français et les autorités des îles océanienne sur ce qu’est la biodiversité et ce qu’il faut faire pour la conserver. Cette expérience de collaboration avec les sciences de la nature dans un contexte post-colonial l’a conduite à mettre en question les fondements de la théorie sociale dans laquelle elle a été formée en Allemagne. Le livre qui est issu de cette réflexion, qui frappe par son ambition théorique, bouscule profondément les oppositions entre les paradigmes qui encadrent et parfois entravent la recherche en sciences sociales. Il établit de nouvelles connexions autour d’un programme conceptuel d’une grande cohérence et d’une grande force.
Ce livre est en effet d’abord une intervention dans le champ de la sociologie allemande, dont Tanja Bogusz propose un diagnostic. Alors que les science and technology studies (STS) y restent marginales, cantonnées à des études empiriques localisées ou à des innovations méthodologiques virtuoses, la théorie sociale est dominante, car elle propose de résoudre par la réflexion normative les crises qui divisent la société, ce qui lui permet d’exercer son rôle critique, par exemple dans les travaux d’Axel Honneth ou Niklas Luhman. Il faut donc selon Tanja Bogusz, doter les STS d’un principe unificateur aussi fort que l’est la notion de crise pour la théorie sociale en vue de les consolider du point de vue épistémologique et de leur donner une prise sur le débat public. Ce principe, c’est celui d’expérience, au double sens que prend ce terme en allemand : Erfahrung (expérience reçue) et Experiment (expérimentation active). C’est parce que les acteurs sociaux ne se contentent pas de vivre des expériences mais testent des hypothèses que des situations critiques apparaissent dans lesquelles ils exercent des capacités réflexives.
Tanja Bogusz rappelle ainsi un point essentiel de l’histoire de la sociologie française, dont elle est une des meilleures représentantes en Allemagne : les STS ont favorisé en France l’émergence d’une sociologie de la critique, en attribuant aux acteurs sociaux la capacité réflexive que s’étaient réservée les sociologues. Ce livre présente donc une connexion méconnue en Allemagne, mais aussi souvent en France, entre la sociologie des sciences, représentée par Bruno Latour et Michel Callon, qui étudie les épreuves à travers lesquelles des acteurs humains et non-humains s’associent dans des réseaux, et la sociologie dite « pragmatique » développée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, qui étudie les épreuves par lesquelles des acteurs humains évaluent leurs actions au regard de principes de justice.
Cette connexion, Tanja Bogusz la développe théoriquement en revenant à l’œuvre de John Dewey, considéré avec William James et Charles Peirce comme un des fondateurs de la philosophie pragmatiste aux États-Unis. Sans doute cet auteur, connu en France grâce aux travaux de Joelle Zask et Jean-Pierre Cometti, joue-t-il un rôle mineur dans la construction de la sociologie française récente. Mais il est déjà largement discuté dans la sociologie des sciences anglophone, notamment à travers les travaux de Noortje Marres, que Tanja Bogusz cite abondamment, ou de Paul Rabinow, qu’elle ne cite étrangement pas. De fait, Paul Rabinow a mené à l’Université de Berkeley un programme de recherche sur l’anthropologie des biotechnologies qui articule les philosophies de John Dewey et de Michel Foucault pour analyser comment le vivant est « problématisé » par les acteurs sociaux. Paul Rabinow était lui-même en dialogue avec la sociologie française, à travers Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, et la sociologie allemande, à travers les œuvres de Niklas Luhman et Hans Blumenberg.
L’ouvrage est composé de six chapitres : une introduction sur la nécessité de « l’expérimentalisme », un chapitre de lecture de la philosophie sociale de John Dewey, trois chapitres de mise à l’épreuve de cette philosophie à travers des recherches en sociologie et un chapitre de conclusion.
Le résumé de la philosophie de John Dewey est concis et efficace. Selon Tanja Bogusz, John Dewey peut être opposé aux grands fondateurs des sciences sociales comme Max Weber et Émile Durkheim en ce qu’il ne part pas de l’écart entre l’expérience et la théorie posé par la philosophie d’Emmanuel Kant mais du processus évolutif étudié par Charles Darwin. Dans ce processus, les hypothèses théoriques émergent comme des façons pour les organismes vivants de résoudre provisoirement des problèmes rencontrés dans leur milieu en abandonnant leurs habitudes acquises, plutôt que comme des productions que la conscience applique à une expérience déjà donnée. L’expérimentation peut en effet se définir comme ce qui se forme lorsque les habitudes acquises se heurtent à des obstacles et prennent une forme réflexive. Chaque expérience est l’occasion d’une épreuve au sens où elle permet de tester des hypothèses qui sont ou non retenues, stabilisées et institutionnalisées à travers des boucles réflexives de plus en plus longues. Une hypothèse peut ainsi être située, corrélée ou matérialisée dans une expérience selon une démarche épistémologique. La sociologie – ou « théorie sociale » – se définit ainsi comme une « enquête sur l’enquête », c’est-à-dire qu’elle décrit les opérations par lesquelles les acteurs résolvent des problèmes, à travers trois étapes que Tanja Bogusz distingue comme la préparation, la mise à l’épreuve et la modélisation. L’importance d’une telle réflexivité pour la « théorie de la société » vient de ce que la formulation d’hypothèses est un processus de co-opération qui peut prendre les formes de la critique, de la participation et de la collaboration.
Cette reconstruction de la philosophie pragmatiste de John Dewey permet à Tanja Bogusz de repérer une telle philosophie agissant de façon latente dans un certain nombre de programmes en sciences sociales, et ainsi de dégager plusieurs épistémologies des épreuves. L’École de sociologie de Chicago fondée par Robert Park vise selon elle à situer dans l’écologie urbaine les procédures d’expérimentation théorisées par John Dewey au niveau biologique. La sociologie de Pierre Bourdieu vise à corréler une observation sur le terrain et une théorie sociale critique à partir de l’écart entre les constructions statistiques et les changements des modes de production. La sociologie des sciences inaugurée par Karin Knorr-Cetina vise à matérialiser dans la vie de laboratoire les hypothèses scientifiques décrites par la philosophie des sciences.
Dans un deuxième temps, Tanja Bogusz resserre l’interrogation sur ce qu’est une épreuve par contraste avec d’autres situations où le cours ordinaire de l’expérience s’interrompt : il faut que l’obstacle déclenche un processus de réflexivité au cours duquel le sujet et l’objet de l’enquête sont altérés. La sociologie des systèmes de communication élaborée par Niklas Luhman permet ici à Tanja Bogusz de traduire la façon dont un mode d’organisation et de pensée structuré intègre l’imprévisibilité de l’événement en y préparant les acteurs concernés. De même, la sociologie de l’acteur-réseau proposée par Bruno Latour, Michel Callon et John Law redistribue les propriétés du sujet et de l’objet à partir des connexions entre actants et de leurs traductions. Enfin, la sociologie de la critique développée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot ajoute à ces « épreuves de force » des « épreuves de grandeur », en décrivant les modèles d’équivalence par lesquels les acteurs s’évaluent en vue de formuler des exigences de justice.
Lorsqu’elle aborde le moment de la coopération, Tanja Bogusz pose une question souvent adressée aux sociologies se réclamant du pragmatisme : quelle place donner à la violence dans les processus qui mettent en avant les capacités des acteurs à se coordonner dans l’épreuve ? Parfois les acteurs sont disposés de façon si asymétrique qu’on ne peut décrire leurs interactions sur le mode de la connexion, comme le fait la sociologie de l’acteur-réseau. C’est ce que montre selon Tanja Bogusz la crise écologique dans laquelle un grand nombre d’entités non-humaines apparaissent comme dominées voire menacés par les humains. Deux références jouent un rôle important à ce stade de la démonstration. Ce que Richard Sennett appelle une « coopération hétérogène » permet selon Tanja Bogusz de penser ce que peut être la collaboration en sciences sociales, c’est-à-dire une discussion avec les sciences de la nature sur les entités pertinentes dans un contexte de crise écologique comme la perte de biodiversité. Mais c’est singulièrement dans l’anthropologie de la nature élaborée par Philippe Descola que Tanja Bogusz trouve les ressources critiques pour analyser la crise écologique, à partir de la coupure historique entre le naturalisme et d’autres ontologies. Cette argumentation suppose de défendre Philippe Descola contre l’accusation de relativisme qui lui est souvent adressée dans la théorie sociale en Allemagne, en promouvant une étude des relations qui ne présuppose pas les formes universelles de la nature. L’anthropologie de Philippe Descola lui semble critique au même sens que celle de Pierre Bourdieu lorsqu’elle opère une corrélation entre des formes d’expérience et des schémas pratiques, mais elle permet aussi de décrire les opérations critiques à partir d’ontologies distinctes, comparables aux cités dans la sociologie de Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Tanja Bogusz montre ainsi, en s’appuyant sur ses propres enquêtes avec les naturalistes du Museum national d’Histoire naturelle ou sur celles de Noortje Marres sur l’industrie nucléaire ou ceux d’Anna Tsing sur la globalisation des plantes, que les travaux de Philippe Descola permettent aux science and technology studies de mieux se situer dans le moment post-colonial pour penser de façon comparée les nouveaux rapports entre sujets et objets.
Ce livre, fortement engagé et structuré, devrait servir de carte pour s’orienter dans le paysage bigarré des science and technology studies à partir des questions que soulève la théorie sociale sur les rapports entre l’expérience et la critique. Il propose des connexions inattendues entre philosophie, sociologie et anthropologie pour penser les modes de collaboration entre sciences sociales et sciences du vivant autour de la crise écologique. Il parvient ainsi à « donner de la chair au concept pragmatiste d’expérience » (p. 308) en montrant la diversité des façons pour les acteurs sociaux et pour les sociologues de tester des hypothèses sur ce qui peuple le monde.
S’il fallait émettre une réserve sur un livre d’une telle ambition théorique et d’une telle largeur de vue, elle porterait sur le terme « expérimentalisme » qui lui donne son titre. Forgé sur le modèle du terme « pragmatisme », il implique que « l’expérience » devienne le fondement d’un nouveau programme combinant sociologie des sciences et théorie critique. Il est assez paradoxal pour un lecteur français qu’un livre qui donne une part aussi importante à la théorie comme mode d’intervention du sociologue dans l’espace public se conclue par un appel à l’expérience dans sa dimension à la fois vécue et collective. C’est que la tradition sociologique française s’appuie sur la méthode épistémologique, notamment celle de Gaston Bachelard et Georges Canguilhem, pour interroger les procédures par lesquelles les sciences « disent le vrai » en combinant des théories et des expériences. Or, un l’appel théorique de Tanja Bogusz à l’expérience risque de perdre de vue cette question du « dire vrai », dont on voit avec le retour des « fake news » qu’elle est essentielle pour penser l’intervention des sciences sociales dans l’espace public. Ce livre ouvre donc un espace de discussion entre la France et l’Allemagne pour les problèmes cruciaux de la sociologie des sciences.