Recension : Mickaël Chelal, Grandir en cité. La socialisation résidentielle de « jeunes de cité », (2025, Le Bord de l’Eau)

Mickaël Chelal (2025), Grandir en cité. La socialisation résidentielle de « jeunes de cité », Bordeaux, Le Bord de l’Eau, 216 p.

Recension version post-print par

Axel Ravier
axel.ravier@univ-rouen.fr
Docteur en sociologie, ATER, DySoLab-Université de Rouen, CEG-Université de Lausanne, Fellow IC Migrations ; DySoLab, Université de Rouen Normandie, 1 rue Thomas Becket, 76821 Mont-Saint-Aignan cedex, France

 

Dans cet ouvrage issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2022, Mickaël Chelal s’attache à comprendre le rôle de l’âge et de la génération dans la socialisation des garçons et des filles d’un grand ensemble de la banlieue parisienne. En partant des travaux existants sur les « effets de quartier », il les prolonge en les appliquant à l’étude des jeunes, à travers une lecture fine des catégories d’âge, notamment celles de « petits » et de « grands », qui organisent les rapports sociaux au sein de la cité des Marnaudes, à Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), un grand ensemble de plus de 3000 logements majoritairement sociaux.

L’enquête repose sur sept années de présence sur le terrain, entre 2014 et 2021, mêlant observation ethnographique et une vingtaine d’entretiens semi-directifs préparés par des marches commentées. Le chercheur, lui-même issu de cette cité, restitue les trajectoires et les sociabilités d’adolescent·es « visibles » (p. 12), c’est-à-dire celles et ceux qui investissent depuis leur plus jeune âge et durablement les espaces publics du quartier, en élargissant une catégorie longtemps associée à la seule « frange délinquante et déviante » – essentiellement masculine. Structuré en huit chapitres, l’ouvrage donne à voir avec minutie les façons de grandir en cité, à travers les portraits des garçons de la bande du 180 et des filles de la bande du 3B. Ces récits plongent les lecteur·ices dans l’intimité de groupes d’adolescent·es de classes populaires, nés entre 1990 et 2010 et grandissant surtout dans les années 2000-2010.

Dans la continuité directe de l’introduction, le premier chapitre pose que « la jeunesse est une caractéristique démographique typique des grands ensembles » et que « les enfants représentent des effectifs importants » (p. 25), tout en amorçant plusieurs des axes qui traversent l’ensemble de l’ouvrage, comme les hiérarchies générationnelles, les formes de contrôle diffus et le rapport genré aux espaces collectifs. En s’appuyant notamment sur les travaux de Colette Pétonnet, il montre combien la matérialité du quartier favorise l’appropriation des lieux par les enfants, quel que soit leur genre. Les squares, par exemple, jouent un rôle central dans les apprentissages relationnels et spatiaux, en permettant d’observer, d’imiter, puis d’interagir avec d’autres groupes d’âge. Loin des discours institutionnels ou médiatiques qui dépeignent les parents de classes populaires comme « démissionnaires » ou « dépassés » (p. 33), l’auteur met en évidence les logiques d’encadrement collectif qui rythment la vie quotidienne. La surveillance mutuelle entre voisin·es, pairs et aîné·es permet aux enfants de circuler avec une certaine autonomie, de découvrir les recoins du quartier, tout en bénéficiant d’une protection et d’un contrôle diffus, qui s’intensifient avec l’âge pour les filles. Cette configuration rend possible une liberté de mouvement, construite dans et par le tissu social local.

Grandir sous le regard des aînés

Le deuxième chapitre prolonge cette entrée dans l’enfance en décrivant les premiers apprentissages de la rue et des codes qui y circulent. Cette période de la vie, souvent évoquée avec nostalgie par les enquêté·es, marque le début de la découverte de ce que l’auteur appelle « l’ordre social de la rue ». Ce dernier se déploie dans un contexte spatial contraint, où « la promiscuité dans l’habitat, du logement et de l’immeuble a des conséquences sur les usages juvéniles du quartier » (p. 52), et contribue notamment à l’usage massif de la rue, qui devient un véritable espace d’expérimentation et d’incorporation des normes locales. Ainsi, l’auteur met en lumière « le principe de recyclage qui intervient dans la socialisation enfantine » (p. 62), à travers l’apprentissage de gestes comme le check, de mots ou d’expressions spécifiques (« mytho », « se faire descendre »), mais aussi de hiérarchies locales. Par ailleurs, le niveau au football ou l’inscription dans des fratries « connues » participent à la constitution d’un capital social qui « établit des différences de statut entre enfants » (p. 70).

Les chapitres 3 et 4 poursuivent l’analyse de l’âge comme « un prisme de lecture des rapports sociaux juvéniles », tout en montrant finement qu’il ne suffit pas, à lui seul, à déterminer les places occupées par chacun·e. Le sociologue décrit les catégories de « petits », de « grands » et d’« anciens », en soulignant que l’assignation à l’une ou l’autre dépend certes de l’âge biologique, mais aussi du temps de présence dans la cité, de l’histoire construite avec le lieu et de la reconnaissance acquise dans les relations sociales locales. Les « anciens » occupent ainsi le sommet de cette hiérarchie, suivis des grands, puis des petits. En se focalisant sur la figure des « grands », l’auteur met en évidence les effets de contexte qui expliquent leur forte visibilité dans l’espace public. Le racisme structurel, les difficultés d’accès au marché du travail et du logement (p. 83) contribuent à prolonger leur présence dans la cité et à renforcer leur rôle dans les dynamiques relationnelles du quartier. Leur autorité s’exprime notamment dans les usages différenciés de l’espace public : les terrains de football, par exemple, sont largement monopolisés par cette classe d’âge, qui n’hésite pas à rappeler à l’ordre les plus jeunes lorsque ces derniers tentent de s’y installer ou d’y rester en leur présence (p. 89). Cette position dominante s’incarne également dans leur rôle de « figure publique » (p. 106), capable de faire la leçon aux plus jeunes et parfois même de transmettre une mémoire des discriminations vécues par les populations minoritaires, notamment en racontant l’histoire du racisme subi dans la société française (p. 107).

Le chapitre 5 vient clore, en partie, l’analyse des apprentissages structurants de la vie en cité en s’intéressant à la place centrale qu’occupe la notion de « respect » dans les relations sociales locales. Selon le chercheur, cette valeur constitue le socle de la logique de l’honneur, au cœur de la vie collective. « Ce respect se manifeste concrètement dans l’éducation par l’imposition, la sanction, l’absence de négociation et de justification » (p. 116) : d’abord dans la sphère familiale, puis dans l’ensemble de la cité, pour apprendre aux enfants à ne pas « remettre en cause […] la parole et la décision des adultes ». Ces apprentissages passent notamment par des jeux, comme la gardav, où les grands « forment » les petits en leur infligeant des sanctions physiques destinées aux perdant·es – atténuées toutefois pour les filles. Ce respect s’exprime également dans des gestes quotidiens, comme l’obligation de saluer chacun des grands d’un groupe, participant à l’intériorisation d’un véritable « code moral » (p. 143) où se plier aux ordres des aînés, « c’est respecter leur parole ». Si cette norme est pensée par les grands comme devant s’appliquer réciproquement avec d’autres adultes – notamment blancs et parisien·nes, accusés de leur manquer de respect – elle ne s’exerce que peu, voire pas du tout, envers les plus jeunes.

L’autorité des grands, les ruses des petits

Comme le laissaient déjà entrevoir certains éléments des chapitres précédents, les chapitres 6 et 7 montrent que « les grands ont souvent aussi une pensée pour les petits » (p. 148). Cette attention s’incarne notamment dans un rôle de protection, perçu par plusieurs grands comme un devoir. On retrouve ainsi des formes de « mentorat » (p. 169), souvent individualisées, où un grand prend sous son aile un plus jeune – parfois une plus jeune, qualifiée alors de « chouchoute » (p. 174) – et lui prodigue des conseils de vie, notamment autour de la scolarité, allant jusqu’à consulter ses bulletins de notes et commenter ses résultats. Mais ces relations, teintées de fraternité et de verticalité, peuvent aussi basculer vers d’autres formes d’influence. Certains grands initient les plus jeunes à des activités délinquantes, parfois à l’échelle d’une bande entière, en tirant un bénéfice économique direct de leur mise au travail (p. 192).

Ces ambivalences n’empêchent pas les plus jeunes de développer, de leur côté, des stratégies pour se positionner face aux grands. Il leur arrive ainsi de les confronter ou de les provoquer, notamment dans les jeux où les règles sont fixées à l’avance par les petits eux-mêmes (p. 151), lorsqu’ils estiment avoir un niveau équivalent au football, ou encore lorsque leur supériorité numérique leur donne un avantage temporaire (p. 155). D’autres préfèrent les éviter, en les contournant pour ne pas avoir à les saluer : geste de respect qu’ils ne souhaitent pas toujours manifester, ou qui, selon eux, leur ferait perdre trop de temps (p. 161).

Si l’âge constitue une grille de lecture des sociabilités juvéniles, il marque aussi leur inscription dans l’espace du grand ensemble. Dans le huitième et dernier chapitre, l’auteur montre que les grands occupent les espaces centraux du quartier, notamment autour du petit centre commercial ou du citystade, et « sont [alors] immédiatement visibles et disponibles » (p. 197). En investissant ces lieux, ils en assurent une forme de contrôle et peuvent « permettre, faciliter ou bien empêcher l’accès à certains territoires du quartier » (p. 201) aux plus jeunes. Les filles, qui cherchent à éviter ces espaces, s’adaptent en se retrouvant dans des lieux plus périphériques et plus accessibles, comme les bancs, faisant finalement avec ce qu’elles ont sous la main (p. 217). Le chapitre revient également sur l’occupation par les grands d’espaces plus « privés » au sein du territoire de la cité, qui favorisent la création d’un entre-soi moins visible, où d’autres choses peuvent se dire et se faire (p. 207-208).

La force de l’ouvrage réside dans la profondeur de son immersion ethnographique et dans la richesse des matériaux recueillis, restitués à travers de longs extraits qui rendent les situations particulièrement vivantes. Le choix de recourir régulièrement au cinéma et aux séries pour illustrer certains propos – qu’il s’agisse de références analytiques ou d’éléments présents dans les échanges avec les enquêté·es, comme Ma famille d’abord – apporte également une dimension originale et plaisante à la lecture.

On peut toutefois soulever quelques points de discussion. Tout d’abord, la présence des filles de façon ethnographique dans l’enquête n’est attestée qu’à partir de 2016, ce qui se ressent dans la densité des descriptions qui leur sont consacrées. Par ailleurs, si l’ouvrage montre à juste titre la plus grande mobilité des filles et souligne le caractère masculin générique de la catégorie de « grand », une question demeure : qui sont les filles qui restent ? Et qu’est-ce que signifie « passer à l’âge adulte » pour une fille qui vit dans la cité ? Sur la construction des identités genrées toujours, l’analyse de la « masculinité honnête », présentée comme complémentaire de celle affichée en public, est stimulante, mais il manque peut-être des éléments empiriques pour pleinement en saisir la portée : honnête pour qui, et envers qui ? L’impression qui se dégage est que cette honnêteté s’exerce surtout envers d’autres hommes – une forme de face cachée de la pièce « virile » – dont les femmes restent à l’écart. On pourrait alors s’interroger sur le contexte dans lequel cette masculinité se déploie et sur les conditions de sa circulation dans et en dehors du grand ensemble.

Plus largement, bien que l’auteur précise dès l’introduction sa focale sur les « visibles », la lecture laisse légèrement en suspens la question de la diversité des façons de grandir en cité. On s’interroge ainsi sur celles et ceux qui y vivent sans être visibles, dont l’expérience fait aussi partie de ces espaces, et qui, d’une certaine manière, se tiennent à distance de la catégorisation liée à l’âge, ou du moins en subissent peut-être plus marginalement les contraintes. Ce qui, par ailleurs, nous amène à interroger la place des autres rapports sociaux dans l’usage de ces catégories : si la question du racisme transparaît clairement à plusieurs reprises dans l’ouvrage, qu’en est-il des relations intra et inter-minoritaires au sein de la cité, et de leurs effets sur la possibilité de devenir un « grand » ?

En définitive, cet ouvrage vient combler un manque dans la recherche ethnographique sur les grands ensembles, offrant un regard rare et minutieux sur des dynamiques sociales d’âge et de génération, souvent évoquées mais rarement documentées avec autant de précision.