Recension : Léo Magnin, La Vie sociale des haies. Enquête sur l’écologisation des mœurs (2024, La Découverte)
Léo Magnin (2024), La Vie sociale des haies. Enquête sur l’écologisation des mœurs, Paris, La Découverte, 224 p.
Recension version post-print par
Jérôme Lamy
jerome.lamy@laposte.net
Directeur de recherche au CNRS, CESSP (UMR 8209), Ehess, 54 boulevard Raspail, 75006 Paris, France
L’ouvrage de Léo Magnin entreprend de restituer le grain fin des transformations des comportements collectifs à l’égard de l’environnement à partir des manières dont, en France, sont considérées, travaillées et modelées les haies – la haie étant définie par un arrêté du 24 avril 2015 « comme une unité linéaire de végétation ligneuse, implantée à plat, sur talus ou sur creux, avec une présence d’arbustes, et, le cas échéant, une présence d’arbres et/ou d’autres ligneux (ronces, genêts, ajoncs…) » (cité p. 115). L’enjeu est notamment de montrer comment les sciences sociales peuvent se saisir de tous les objets possibles qui composent le milieu lato sensu des sociétés humaines. La grille d’analyse adoptée emprunte aux travaux de Norbert Elias, et notamment à La Civilisation des mœurs, écrit avant la Seconde Guerre mondiale et publié en français en 1973 – vaste analyse socio-historique de l’appropriation progressive des contraintes sociales et de la maîtrise du registre émotionnel. Léo Magnin s’interroge sur l’écologisation, considérée comme un indice de mutations profondes affectant le corps social en direction d’une prise en compte plus systématique des enjeux environnementaux. Ce sont ici toutes les vertus heuristiques de la sociologie processuelle de Norbert Elias qui sont mises à l’œuvre (p. 16-17). Il faut envisager l’écologisation comme le résultat de dynamiques sociales très variées « aboutissant à des conséquences involontaires ensuite rationalisées » (p. 16). Et la trace de ces modelages de comportement est lisible « dans les plus petits détails de la pratique quotidienne » (p. 17). Précisément, les haies sont une manière de comprendre comment « l’écologisation […] s’invente[nt] par et avec elles » (p. 17). L’ouvrage, divisé en huit chapitres, détaille des prises spécifiques de l’objet « haies » par des institutions et des pratiques différentes. Il s’agit à chaque fois de donner à voir comment les haies sont prises dans des enjeux techniques, politiques, culturels et sociaux témoignant d’un rapport singulier à l’environnement.
L’enquête se fonde sur 80 entretiens (souvent en situation), 70 observations denses (notamment des moments d’interaction entre les différents acteurs du monde des haies), 120 questionnaires, mais aussi le recueil d’une grande quantité de documents (administratifs, techniques, politiques…), mis au service d’une argumentation finement déployée.
Parmi les différentes modalités d’appréhension des haies, l’ancrage spatial constitue une voie importante. Léo Magnin revient sur les récits, portés depuis le début du xxe siècle, selon lesquels, d’une part, les haies auraient toujours été là et, d’autre part, la modernité aurait contribué à les détruire systématiquement. Toutefois, l’histoire documentée des haies ne résiste pas à de telles mythologies. En effet, les haies sont d’implantation plutôt récentes – elles remontent, en France, au xixe siècle et elles sont un élément « de l’aménagement du territoire » (p. 29). Le remembrement, cette réorganisation du foncier rural par regroupement des parcelles dispersées, est souvent présenté comme le moment de destruction des haies par excellence. Or, montre Léo Magnin, « les remembrements post-1945 ne déclenchent pas la fossilisation des haies, mais poursuivent un processus amorcé antérieurement » (p. 32). Les représentations collectives des haies (une présence ancienne, témoignage d’une époque d’avant la modernité), pour inexactes qu’elles soient, renseignent sur les « requalifications temporelles » (p. 39) dont elles font l’objet.
Saisies spatialement, les haies révèlent également des allant-de soi géographiques. Ces éléments du paysage sont en effet considérés comme des instruments idéaux pour « maintenir la continuité écologique » (p. 42). Dans le même temps, sur les territoires bocagers, les lignes de haies ne cessent d’être travaillées par des mouvements contradictoires : elles sont importantes pour l’élevage, mais ce dernier, par les rejets de méthane, constitue un point important d’émission de gaz à effet de serre (p. 48). Encore une fois, l’écologisation dépend des conditions micro-locales, des enjeux sociaux et techniques très situés et de la composition même des haies – par exemple dans les Combrailles, les haies sont « majoritairement composées de prunelliers » (p. 48), en Bourgogne, « [d]eux rangés de végétaux, c’est bien ; trois c’est mieux » (p. 58).
Une autre manière de considérer les haies consiste à les saisir du point de vue économique. Ici aussi, les haies sont prises dans des processus apparemment contradictoires, à la fois considérées comme un « bien public » et comme un « ajustement budgétaire » (p. 70). L’inclusion de la politique agricole nationale dans la matrice de l’Union européenne permet de ressaisir l’objet « haie » dans ses qualifications marchandes. Les transformations de la Politique agricole commune (PAC) (qui accélère les attentes environnementales à partir des années 1980 se conjuguent à une ouverture libérale des liens commerciaux. Par exemple, le maintien obligatoire des haies pour obtenir des aides de la PAC met en tension le calcul de leurs effets économiques.
Dans son enquête, Léo Magnin interroge également « les effets du processus d’écologisation sur les inégalités sociales » (p. 83). C’est une véritable sociologie du goût des paysages qu’il met au jour. En effet, les rapports sociaux jouent à plein dans l’appréciation différenciée des haies, de leur intérêt et de leur rôle dans le façonnement de l’environnement. Les attentes, que l’on peut qualifier de culturelles, concernant les haies peuvent être très variées. Et les écarts, par exemple entre le châtelain de Limagne et les paysans bretons qui négligent les « ragosses », ou encore entre la haie telle qu’imaginée par les urbains et le champ de pleine culture désiré par certains céréaliers, sont parfois colossaux. Mais si les « mécanismes de domination historique d’une classe paysanne par des élites urbaines » restent encore largement visibles, un certain nombre de « métamorphoses du goût » sont « liées à la pluralité des trajectoires sociales agricoles contemporaines » (p. 100).
Les haies sont aussi des espaces travaillés par une multitude de savoirs – savants, populaires, pratiques, administratifs. L’enquête de Léo Magnin dévoile un travail colossal, réalisé dans les années 2010 sous l’égide de l’administration publique française, pour saisir, via la photographie, les haies sur tout le territoire français. Il s’agit d’une manière de se conformer aux exigences de l’Union européenne. Véritable entreprise prométhéenne de repérage des haies sur tout le territoire, le travail cartographique a consisté à repérer les haies (et donc à les qualifier) sur des images : les structures publiques françaises (notamment l’Institut géographie national) n’ont pas suffi pour venir à bout d’une tâche immense de repérage ; des prestataires français, mais aussi roumains, tchèques, tunisiens et indiens ont indexé les haies sur des cartes. Léo Magnin montre bien que « la cartographie numérique est émaillée de retards et de tâtonnements » (p. 139). Surtout que « la croyance dans la fiabilité de la carte numérique a produit des effets inattendus au détriment de la protection des haies ». Le sociologue insiste sur « la multiplication des “passes” du droit, c’est-à-dire des opportunités de le contourner qui sont redoublées par l’infrastructure numérique » (p. 140). La possibilité même de qualifier strictement une haie n’est pas toujours possible avec les images. Or, si les agriculteurs signalent que ce que l’administration classe comme des haies sont en fait des arbres alignés, ils peuvent alors les détruire. Ici, le filtre technique de la requalification des haies permet de souligner les tensions sourdes qui traversent l’objet dans ses propriétés écologiques. Léo Magnin souligne, à juste titre, que l’intérêt pour les infrastructures les plus ordinaires (ici la cartographie numérique) constitue un point d’observation important, car le processus de qualification se trouve pris dans des enjeux très techniques qui viennent se nouer à des perceptions politiques contrastées.
Puisque les haies sont traversées d’enjeux économiques, techniques et culturels, elles affrontent nécessairement des problématiques politiques. Les questions d’arrachage et de replantation nourrissent beaucoup de débats concernant les haies. Léo Magnin montre, à travers l’exemple frappant d’un représentant de la Mission haies (qui est l’Union des forêts et des haies Auvergne Rhône-Alpes, impliquée dans la vie rurale, notamment par des conseils et des formations), en contact direct avec les agriculteurs, combien il importe de mobiliser des talents diplomatiques certains pour aligner des intérêts en tension. Ce responsable – suivi en situation – se fait fort d’entretenir une connivence conversationnelle avec les agriculteurs qu’il tente de convaincre du bien-fondé de sa démarche protectrice des haies. Cependant, il n’emprunte pas le vocabulaire de l’écologisation, mais table davantage sur la proximité et le bon sens. En ce sens, « [l]es confrontations implicites ou explicites, idéelles et physiques, au sujet de l’environnement ont […] bien lieu entre des groupes sociaux, entre des individus, et non pas uniquement entre l’humanité et le reste de la “nature” » (p. 168). C’est là d’ailleurs l’une des grandes leçons du livre. Loin des discussions abstraites sur le rapport à l’environnement, l’ouvrage travaille les processus d’écologisation au ras des rapports sociaux, dans leur labilité comme dans leur inertie.
Le dernier chapitre du livre est « réflexif » au sens où il interroge la position de l’enquêteur tout au long de son travail. La particularité d’un objet comme les haies, c’est que le sociologue devient rapidement pris au milieu d’enjeux politiques, sociaux ou écologiques. En effet, « [l’]enquête sociologique produit un savoir spécifique en créant des passages entre des mondes qui s’ignorent, à l’instar des échaliers, ces quelques marches qui permettent de franchir une haie pour gagner une autre parcelle » (p. 182). Sans arguer d’une vue géométrique, le sociologue passe effectivement d’un espace social à un autre, tissant des voies d’échanges parfois inédites. L’enjeu est alors de « restituer les contraintes avec lesquelles les individus doivent composer, sans appliquer de grille de lecture produite par un groupe social » (p. 182).
En conclusion, Léo Magnin revient sur son objet qu’il considère comme « un précipité révélateur » (p. 186), saisi par des travaux constants de requalifications. Des normes aux décisions politiques, de l’appréciation des paysages au droit, de la perspective cartographique à la négociation au pied des frênes, c’est une diversité de processus qui sont en jeu. L’ensemble est traversé de « contradictions » qui mettent au jour « les limites de la division sociale du travail environnemental » (p. 190).
L’ouvrage de Léo Magnin constitue une approche rigoureuse et dense de l’écologisation, processus difficile à cerner dans son ensemble. Surtout, en remettant sur le métier les propositions de Norbert Elias – concernant la « sociogenèse des mœurs » et la façon dont les « manières de vivre […] sont structurées par des normes formelles et informelles » (p. 14) –, il met au jour des dynamiques sociales complexes, superposées ou affrontées, qui ont en commun de projeter sur les haies des attentes écologiques diverses. Du point de vue heuristique, le passage par l’écologisation constitue un apport sociologique majeur : l’ouvrage ne perd ainsi jamais de vue les dynamiques sociales de long terme. De plus, à distance des explications philosophantes sur les rapports nature/culture, Léo Magnin prend soin de réinscrire toutes les perceptions des haies dans les configurations relationnelles que tissent les acteurs et actrices. Et de ce point de vue, la méticuleuse restitution des échanges et des observations permet de situer les frayages de tous les intervenants. La réflexivité dont l’auteur ne se départit jamais permet de comprendre comment l’enquête elle-même participe à ce mouvement d’écologisation des haies (si les sociologues s’y intéressent, c’est bien que les haies sont prises dans des enjeux d’importance).
Ce n’est pas la moindre des leçons de l’ouvrage que de prendre un objet apparemment banal et difficilement cernable (comment distinguer les haies des arbres alignés), pour le configurer en point de capiton d’une transformation sociale d’ampleur (l’écologisation des mœurs) impossible à saisir dans sa totalité, mais dont les affleurements dans les bocages renseignent sur l’amplitude et la profondeur.
L’ouvrage de Léo Magnin présente l’intérêt explicite de repartir d’une position théorique relativement ancienne (la sociogenèse des mœurs évoquée par Norbert Elias) pour la configurer aux formes d’un tout autre objet que ceux auxquels elle s’était jusque-là appliquée (les manières de tables, la tenue des corps). L’enjeu épistémologique est d’importance : le dépaysement d’une théorie apparaît, ici, comme un moyen de tester sa validité et de montrer sa vitalité. Cette assise conceptuelle est d’autant plus solide que Léo Magnin prend soin de situer son approche à la confluence des traditions sociologiques pragmatique et critique en intégrant tout à la fois les mises à l’épreuve des représentations des acteurs et les jeux de catégorisation qui ne cessent de travailler les haies dans le monde rural. Ce croisement sans forçage de perspectives réputées inconciliables donne au livre une dimension interprétative pluraliste.