Recension : Jens Beckert, How we sold our future. The failure to fight climate change (2024, Polity Press)

Jens Beckert (2024), How we sold our future. The failure to fight climate change, traduction par Ray Cunningham, Cambridge, Polity Press, 240 p.
Recension version post-print par
Philippe Steiner
philippe.steiner@sorbonne-universite.fr
Professeur, Sorbonne Université, Gemass, Maison de la Recherche, 28 rue Serpente, 75006 Paris, France
Sociologue économiste de première magnitude et co-directeur de l’Institut Max Planck pour les études socio-économiques (Cologne), Jens Beckert se propose d’élucider les raisons pour lesquelles les sociétés contemporaines se montrent incapables de répondre aux menaces que le changement climatique – la pollution et l’effondrement de la biodiversité ne sont pas pris en compte par l’auteur (p. 10) – fait courir à l’humanité alors même que les causes de ces menaces sont maintenant bien connues. Le paradoxe n’est pas nouveau, mais il est traité systématiquement à la lumière de l’imbrication des contraintes économiques et des processus socio-économiques.
La structure de l’ouvrage est simple. Le premier (Knowledge without change) et le deuxième (Capitalist Modernity) chapitres déclinent les modalités du paradoxe selon lequel les actions menées contre le dérèglement climatique sont trop faibles pour lutter contre ce dernier alors même que toutes les informations sont à la disposition du public, notamment par l’intermédiaire des différents rapports que diffuse le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) depuis 1990, le dernier en date a été publié en 2023 – l’histoire du changement climatique comme « problème public » a été faite récemment[1].
Selon le sociologue économiste ce paradoxe s’explique par les bases matérielles et temporelles des comportements de l’ensemble des acteurs dont dépend la dynamique capitaliste : les entreprises restent prises par leur recherche du profit, l’État par la recherche de la croissance et du maintien d’une position dans l’ordre international et les consommateurs par leur consommation qui procure le statut social auquel ils aspirent. Aucun acteur n’est donc prêt à agir résolument.
Jens Beckert ajoute le système qui lie ces trois acteurs macrosociaux les uns aux autres dans leur incapacité à agir : ce qu’il appelle le réseau de pouvoir et d’incitation (p. 24-25 et figure 5) et que l’on peut rapprocher de la théorie des systèmes. Les entreprises payent des impôts aux États qui élaborent les règles dans lesquelles elles fonctionnent ; ces mêmes entreprises versent les revenus aux individus qui leur accordent en retour une légitimité en tant que consommateurs-acheteurs ; ceux-ci accordent à titre de citoyen une légitimité à l’État dans une organisation sociale et politique que ce dernier met en place. Dans ce système, tous les acteurs sont pris dans une logique temporelle spécifique. D’un côté, le savoir acquis sur le dérèglement climatique requiert une action immédiate de leur part, de telle façon que le réchauffement climatique ne dépasserait pas certaines bornes (+ 1,5° par rapport à l’ère pré-industrielle, + 2°, etc.). Ces changements induisent des restrictions sur la recherche du profit par les entreprises, des reculs dans la croissance du PIB et du pouvoir relatif de l’État et une baisse des consommations et donc du statut social que recherchent les consommateurs. Mais les effets bénéfiques de ces restrictions et changements ne se feront sentir que dans un avenir lointain, voire seulement pour les générations futures et non celles qui doivent les mettre en œuvre dès à présent. Le hiatus temporel fait que rien de décisif n’est entrepris : les entreprises éludent ou masquent la réalité, même lorsqu’elles la connaissent depuis plusieurs décennies (p.39-40) ; les États sont hésitants à réguler – quand ils ne sont pas dans les mains de dirigeants climato-sceptiques niant ou minimisant le problème – et les consommateurs sont réticents à changer leur mode de vie source de leur statut social.
Les cinq chapitres suivants détaillent à grands traits les comportements de chacun de ces trois macro-acteurs et les relations qui les lient.
Le chapitre 3 (Big Oil) examine ce qu’il en est des grandes entreprises, notamment celles qui tirent leurs (énormes) profits de l’extraction du pétrole et du gaz. Le secteur pétrolier est l’un des principaux secteurs économiques du capitalisme moderne pesant 3 000 milliards de dollars et 4 % de la valeur ajoutée mondiale (p. 35). Très rentable, le secteur a dégagé un volume de profit de mille milliards de dollars sur les cinquante dernières années. Il est donc le lieu d’un investissement particulièrement rentable pour les banques qui continuent à financer l’extraction de gaz et de pétrole. Pourquoi sous financer un tel secteur alors que l’usage de l’énergie fossile est un élément essentiel du fonctionnement économique, qu’il est un facteur stratégique essentiel pour les États et que les consommateurs continuent massivement à en consommer ?
Les chapitres 4 (The hesitant state) et 5 (Global prosperity) abordent l’État, le second acteur clé du paradoxe. D’une manière générale, Jens Beckert relève le fait que la régulation étatique sur le secteur énergétique reste faible – avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump c’est bien plus que cela qui advient avec le démantèlement des régulations antérieures. De surcroît, il note à juste titre que ces régulations posent d’importants problèmes de justice fiscale à deux niveaux différents et peu compatibles entre eux. Le premier concerne la justice fiscale dans le pays avec les nécessaires politiques de redistribution à déployer au profit des moins bien dotés économiquement pour que les ajustements ne leur soient pas impossibles à réaliser. Le second concerne les politiques de redistribution envers les pays du « Sud global » de manière à faciliter leurs politiques de lutte contre un dérèglement climatique auquel ils ont très peu contribué – par exemple une indemnité pour non-extraction de ressources gazière ou pétrolières situées dans leur sous-sol.
Le chapitre 6 (Consumption without limit) termine le tour d’horizon avec le comportement des citoyens-consommateurs. Nous sommes, écrit Jens Beckert, tous « accros à l’énergie » (energy junkies, p. 94). La consommation de biens et services est, finalement, une consommation d’énergie et donc, à l’heure actuelle, d’énergie fossile ; l’exemple typique est celui de la mode. La recherche de statut social par le moyen de la consommation en est le ressort essentiel selon lui ; une dynamique sociale que les préceptes moraux n’arrivent pas à infléchir (p. 112-114).
Le chapitre suivant (Green Growth) vient aggraver le constat. Jens Beckert rejette l’idée selon laquelle la « croissance verte » puisse être une solution au problème du dérèglement climatique. D’une part, la logique systémique du capitalisme est fondée sur la croissance et une restriction de celle-ci est impossible à accepter pour les pays du « Sud global » qui souhaitent eux aussi atteindre un plus haut niveau de richesse et de bien-être. D’autre part, l’énergie renouvelable vient suppléer l’énergie fossile plutôt que la remplacer (p. 130, 152). Pour finir, le chapitre 8 (Planetary Boundaries) explique que la situation est encore plus grave que tout ce que les précédents chapitres ont rappelé car, au-delà du problème du dérèglement climatique dû au rejet de gaz à effet de serre, six des neuf seuils écologiques pour maintenir la planète vivable ont déjà été franchis (biodiversité, utilisation des sols, pollution de la biosphère, cycle de l’eau, du phosphore et de l’azote).
Le dernier chapitre (What next?) essaye d’injecter un peu d’espoir dans le traitement de ce paradoxe sur fonds d’un désastre annoncé et connu face auquel aucune action résolue n’est prise (p. 156). Il s’agit sans doute de ne pas désespérer le lecteur en ouvrant quelques timides voies d’action, alors que l’ensemble de l’ouvrage décline les raisons fortes pour lesquelles rien de décisif n’a été fait jusqu’à présent. Toute action, aussi minime soit-elle est bienvenue pour freiner le réchauffement climatique, ne serait-ce que d’un dixième de degré (p. 160-161). Les propositions de changement radical, mettant à bas le système social actuel dominé par le capitalisme, sont mises à l’écart au nom des contraintes socio-économiques égrainées au fil de l’ouvrage. En lieu et place, Jens Beckert préconise de se tourner vers des actions partielles mais réalisables, comme le verdissement des villes, l’adaptation des usages de l’eau, la préparation aux tensions sociales qui ne manqueront pas de se produire, etc. En ce sens l’ouvrage est dans la ligne des rapports récents du Global Carbone Project ou du Tony Blair Institute[2]. Ces deux documents, entre autres, soulignent l’insuffisance des mesures prises pour respecter l’engagement pris à la COP de Paris en 2015, tandis que le dernier propose de remodeler les politiques à mettre en œuvre en actant le fait que la hausse de la température du globe va dépasser durablement le seuil de + 1,5° fixé lors de la COP de Paris en 2015.
L’ouvrage propose donc une analyse de l’inertie sociale reposant sur le décalage temporel entre l’action à mener dès à présent pour des bénéfices qui ne seront perceptibles que dans plusieurs décennies. L’argument est simple mais solide et fournit une explication pertinente de l’inaction différente de celles qui mettrait en avant le paradoxe de l’action collective pour des acteurs rationnels. Si ce dernier paradoxe peut être surmonté soit par une coordination entre les acteurs empêchant les comportements opportunistes, soit par un groupe déterminé à agir même si l’action leur coûte plus cher que l’inaction, ni la coordination ni l’activisme ne permettront de dépasser le décalage temporel entre l’action et les résultats. Il est cependant étonnant que Jens Beckert n’évoque pas les limites contenues dans les logiques d’action de chacun des trois acteurs qu’il considère : le dérèglement climatique peut finir par limiter le modèle d’affaire des entreprises comme cela commence à être le cas pour l’assurance, par poser des problèmes politiques aux gouvernants face aux réclamations des populations victimes des inondations, des incendies, de la montée du niveau des océans, toutes situations qui ruinent la recherche d’un statut social issue d’une consommation toujours plus importante. Pour terminer, cet ouvrage solide et bien documenté, se présente aussi comme un paradoxe dans le parcours intellectuel de l’auteur. En 2016, dans son précédent ouvrage[3], Jens Beckert construisait sa réflexion sur des attentes qualifiées de « fictionnelles », parce que fondées sur des récits expliquant ce qu’il pourrait se passer dans le futur, au motif qu’elles étaient des éléments essentiels de l’évolution du capitalisme contemporain. Dans le présent essai cette approche liant savoir sur le futur et action présente n’est pas évoquée. Les travaux scientifiques solidement fondés produisant des scénarios sur le futur, ne semblent plus dotés de la capacité à faire agir les États poursuivant leur objectif de puissance, sous domination de la recherche du profit par les entreprises capitalistes, ni les individus en raison du coût immédiat de l’action pour des bénéfices lointains. La procrastination généralisée permet certes la poursuite de la dynamique capitaliste, mais la politique des petits pas préconisée par Jens Beckert peut-elle empêcher la venue d’un moment où des décisions plus radicales devront être prises ?
- Sandrine Maljean-Dubois, Stéphanie Vermeersch et Agnès Deboulet (dir.) (2024), Les Sociétés face aux défis climatiques, Paris, Cnrs éditions. ↑
- Respectivement Global Carbon Budget 2024, https://essd.copernicus.org/articles-/17/965/2025/essd-17-965-2025-discussion.html et The Climate Paradox. Why We Need to Reset Action on Climate Change, avril 2025, https://institute.global/insights/climate-and-energy/the-climate-paradox-why-we-need-to-reset-action-on-climate-change. ↑
- Jens Beckert (2016), Imagined Future. Fictional Expectations and Capitalist Dynamics, Cambridge, MA, Harvard University Press. ↑