Recension : Benjamin Lemoine, Chasseurs d’États (2024, La Découverte)

 

Benjamin Lemoine (2024), Chasseurs d’États. Les fonds vautours et la loi de New York à l’assaut de la souveraineté, Paris, La Découverte, 384 p.

Recension version post-print par

Victor Villain
victor.villain@hotmail.fr
Docteur en science politique, chercheur associé UMR 5600 Environnement Ville Société, 1C avenue des Frères Lumière, CS 78242, 69372 Lyon cedex 08, France

 

 

Benjamin Lemoine a réalisé un travail qui n’est pas sans lien avec ses précédents livres sur la dette[1]. Dans ce nouvel ouvrage, l’auteur aborde la judiciarisation croissante des conflits entre créanciers et États souverains, révélant un glissement vers une souveraineté conditionnée par les impératifs financiers globaux qui peuvent porter préjudice aux défis sociaux et environnementaux, nationaux et internationaux. Il s’intéresse particulièrement aux fonds spéculatifs surnommés « fonds vautours » ou « fonds procéduriers », ceux qui exploitent des failles juridiques pour poursuivre des États débiteurs et ainsi transformer des litiges en placements financiers.

Benjamin Lemoine a effectué une enquête entre 2016 et 2023 dans laquelle il a collecté des matériaux empiriques issus d’une centaine d’entretiens semi-directifs avec des acteurs économiques et des bureaucrates nationaux et internationaux, français et étrangers, investis dans la judiciarisation des conflits entre créanciers et États souverains, des archives institutionnelles (parfois numérisées), des observations ethnographiques et des études de cas, en particulier l’Argentine en raison de l’historique des tensions entre cet État et les fonds vautours.

L’objectif de cet ouvrage est double. D’une part, il s’agit de faire une analyse socio-historique d’une loi étatsunienne, le Foreign Sovereign Immunities Act (FSIA) de 1976, qui participe à définir la domination des États-Unis par une reconfiguration des raisons d’État légitimes (monétaire, financière, diplomatique et juridique). D’autre part, Benjamin Lemoine montre comment s’établissent les rapports entre les États débiteurs, en particulier ceux du Sud, et les réseaux du pouvoir newyorkais, en particulier le Southern District, et dans quelle mesure un régime juridique favorable aux investisseurs financiers s’impose par consentement ou résistance des États débiteurs. Le livre comprend trois parties qui s’articulent historiquement et révèlent les tensions croissantes entre souveraineté nationale, pression des marchés et intérêts globaux.

De la remise en cause de l’immunité souveraine à la financiarisation des dettes souveraines

La première partie de cet ouvrage explore l’évolution des relations entre souveraineté étatique et droits privés dans un contexte de transformations géopolitiques et économiques. C’est dans un contexte de guerre froide et suite à la révolution cubaine de 1958 que le sujet des nationalisations à l’étranger est devenu une préoccupation majeure de Washington pour protéger les investissements privés étatsuniens. En 1952 est officialisée la Tate Letter pour établir une théorie restrictive de l’immunité souveraine selon laquelle un État étranger ne peut être poursuivi devant les tribunaux d’un État sans son consentement. Cela marque un tournant majeur dans la défense des droits des compagnies américaines à l’étranger en érigeant les États étrangers en justiciables pour leurs activités commerciales. Dans les années 1960, l’affaire Sabbatino entre Cuba et les États-Unis participe à l’institutionnalisation du règne des contrats avec l’amendement Rule of law (règne des contrats), un dispositif législatif permettant d’intervenir unilatéralement dans le programme d’assistance financière aux pays étrangers en leur coupant des aides publiques.

Au début des années 1970, les entreprises américaines font face à une crise de rentabilité et incriminent le pouvoir syndical et les salaires trop élevés. Pour pallier le recul de la rentabilité, l’ouverture au marché étranger semble une solution, bien que les investissements doivent être encadrés et protégés face à la montée des expropriations touchant les entreprises américaines. Le Foreign Sovereign Immunities Act signé par le président Gérald Ford le 21 octobre 1976 incarne cette judiciarisation de l’immunité, abolissant les protections absolues des États étrangers et intégrant leurs dettes dans le cadre du droit commun. Cela traduit la stratégie des États-Unis de subordonner les souverains aux règles d’un droit commercial global, aligné sur les principes d’un capitalisme transnational étatsunien.

Dans le cadre de cette dynamique, Benjamin Lemoine constate deux tendances interdépendantes. Domestiquer la souveraineté étrangère implique de judiciariser les interventions des gouvernements étrangers dans le domaine du commerce privé, lorsqu’ils en perturbent l’ordre établi par le droit. Mais c’est aussi encadrer le pouvoir régulateur en renforçant la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire, tout en accordant une place dominante au judiciaire (p. 135).

Les fonds vautours dans la financiarisation de la dette

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Benjamin Lemoine montre comment le cadre juridique et financier global a été façonné pour protéger les intérêts des créanciers, souvent au détriment des États débiteurs. Il s’agit de soumettre les États émergents aux règles du jeu du marché où la domination financière s’exerce par le droit défini par les institutions occidentales. En effet, face aux revendications des pays du Sud pour un nouvel ordre économique international, Washington impose son modèle en éclipsant les alternatives souverainistes et en promouvant la Rule of Law comme standard universel. Ce processus conduit à une domination par le droit, où la technicité des cadres juridiques remplace la coercition militaire.

Pour cela, il s’agit par exemple d’individualiser la solvabilité d’un État à partir de sa crédibilité financière (creditworthiness), c’est-à-dire la probabilité qu’il honore ou manque à ses obligations à l’égard de ses créanciers. Celle-ci est « utilisée à l’époque par la diplomatie des pays avancés comme arme rhétorique et matérielle » (p. 162). Il s’agit également de circonscrire le mandat de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) en évitant son élargissement aux sujets monétaires et financiers internationaux. Les institutions de Bretton Woods, sous forte influence étatsunienne, doivent maintenir la dette dans leur mandat. Une autre illustration tient à l’échec du projet du mécanisme institutionnel nommé Sovereign Debt Restructuring Mechanism (SDRM), présenté en 2001, et visant à « transformer le FMI en mandataire judiciaire chargé d’ordonner la restructuration et ce, à la demande d’un État en difficulté » (p. 225), ce qui conduit à laisser aux marchés la gestion des faillites des États. Ainsi, sans alternative collective et institutionnelle, les États se retrouvent seuls face à leurs créanciers au moment de l’émission d’une dette pour convaincre les prêteurs de leur faire confiance et quand il faut gérer les situations d’insolvabilité qui s’annoncent.

Dans les années 1970, la montée en puissance des pétrodollars, accumulés dans des banques américaines, a engendré une explosion des prêts souverains, souvent octroyés à des taux variables. La hausse brutale des taux d’intérêt sous Paul Volcker a transformé cette dynamique en une crise insoutenable pour les pays émergents au début des années 1980, marquant la fin de l’euphorie initiale et donnant lieu à de nombreux litiges. La réponse à cette crise a vu l’émergence de mécanismes juridiques renforçant le Foreign Sovereign Immunities Act en soumettant les États endettés à une judiciarisation accrue. Benjamin Lemoine montre que le jugement Weltover de 1984 consolide « la force du droit financier contre la souveraineté » et étend « la portée territoriale de la juridiction de New York, le périmètre d’éligibilité des affaires, au-delà de sa stricte zone géographique » (p. 176). Les restructurations de dettes souveraines se sont fragmentées, avec une distinction stricte entre créanciers publics et privés.

Dans les années 1990, c’est le plan Brady qui transforme les dettes des États en titres obligataires négociables garantis par le Trésor étatsunien et inaugure un marché secondaire de la dette souveraine, dominé par Wall Street. C’est le passage à une industrie financière qui s’auto-régule avec l’institutionnalisation d’une association de traders dans les marchés émergents nommée « Emerging Markets Traders Association » (EMTA) et chargée de l’édiction de règles et de standards. Dans cette industrie financière, les agents des fonds vautours n’agissent pas de manière homogène. Benjamin Lemoine relève les catégories en usage dans le milieu financier pour les caractériser à partir de leurs pratiques sur une restructuration de dette souveraine. À titre d’exemple, il mentionne les piggybakers, c’est-à-dire des passagers clandestins qui suivent les vautours les plus offensifs, ou encore les kumbaya qui patientent sans prendre de grands risques pour l’obtention des profits lorsque l’État consent à payer.

La souveraineté face au droit global de la finance procédurière : entre renoncement et résistance

Dans la troisième partie de l’ouvrage, Benjamin Lemoine aborde les offensives des créanciers contre les banques centrales, perçues comme les bastions de la souveraineté monétaire, les pratiques mises en œuvre par les fonds vautours pour contraindre les États à rembourser leurs prêts et, enfin, des résistances que des États débiteurs peuvent mettre en place face aux stratégies des fonds vautours.

Tout d’abord, Benjamin Lemoine rappelle l’importance des banques centrales, comme la Federal Reserve de New York, qui abritent des réserves étatiques cruciales, rendant leur vulnérabilité stratégique pour les fonds vautours. En effet, les créanciers exploitent le flou entre public et privé pour faire pression sur les souverains, souvent en retraçant les flux financiers ou en ciblant des institutions sensibles comme les systèmes de retraite. Par exemple, Benjamin Lemoine montre que dans le cas argentin, les fonds Aurelius et Blue Angel Capital ont tenté de bloquer les transferts liés aux pensions de retraite, arguant de leur reclassification comme actifs publics saisissables.

Ensuite, la mise en lumière de certaines pratiques des créanciers permet de mieux comprendre les pressions subies par certains États débiteurs. Les initiatives des créanciers s’appuient sur des cadres juridiques étatsuniens tels que la divulgation (discovery), qui permet à chaque partie à un procès d’exiger la « révélation d’informations sous la forme de documents ou de dépositions susceptibles de faciliter l’établissement de preuves » (p. 291). Il devient ainsi possible de « convertir des renseignements en preuves ou préparer le calendrier et la cartographie d’une campagne d’exécution » (p. 301). Les campagnes visent à nuire à la réputation des États ciblés et à paralyser leur accès aux marchés internationaux, tout en révélant les interconnexions entre leurs actifs et les circuits financiers mondiaux. Elles le font, par exemple, en dévoilant dans les médias des affaires de corruption, par le retraçage du circuit de l’argent public et ses usages.

Enfin, la judiciarisation de ces litiges met en tension l’ordre global des contrats et les intérêts souverains, exacerbant les déséquilibres entre juridictions dominantes, comme New York, et les États débiteurs. Dans ce cadre, des stratégies agressives suscitent des résistances. Certaines juridictions préservent des zones d’immunité souveraine, traduisant une stratégie de contrer l’hégémonie financière en décidant de l’exception applicable aux souverains. Par ailleurs, en dépit de victoires ponctuelles des États débiteurs, Benjamin Lemoine indique que leur orientation politique est déterminante dans leur résistance aux stratégies des fonds vautours dont le succès repose souvent sur des opportunités politiques ou électorales.

Dans la conclusion du livre, Benjamin Lemoine analyse les dynamiques contradictoires de l’hégémonie financière étatsunienne dans un monde globalisé. Les tensions entre la finance-entrepôt, qui privilégie la fluidité des transactions via New York, et l’ordo-finance, défendant la stricte application des contrats, révèlent les contradictions internes du système. Les interventions des tribunaux et des fonds procéduriers menacent de déstabiliser les bases mêmes de ce modèle, notamment en raison de la montée en puissance des créanciers chinois et les débats autour des saisies d’actifs dans des contextes géopolitiques comme la guerre en Ukraine. Elles concernent également l’environnement puisque, comme le rappelle Benjamin Lemoine, « la sacralisation du remboursement des dettes est corrélative d’une obsession pour la croissance économique afin de produire des recettes fiscales pour honorer ses engagements, ce qui en retour oblige à intensifier l’exploitation des ressources naturelles nationales, y compris les combustibles fossiles » (p. 362). Sans mentionner son précédent ouvrage[2], Benjamin Lemoine plaide pour une réappropriation démocratique de l’économie, de la monnaie et de la finance, seule capable de désarmer la finance procédurière et de répondre aux défis sociaux et environnementaux.

Sur la forme et bien que l’ouvrage soit remarquable par la richesse de ses informations, certains passages auraient pu gagner en concision afin de maintenir un rythme plus fluide et de renforcer l’impact du propos analytique. Sur le fond, une analyse sociologique aurait pu être approfondie, par exemple en caractérisant davantage les propriétés sociales des enquêté·es pour rendre intelligibles cette sphère d’activité[3], notamment en développant l’analyse des trajectoires sociales des agents relevant des fonds vautours. Des régularités dans les dispositions incorporées sont-elles observables ? Quelques portraits sociologiques[4] auraient pu nourrir l’ouvrage. Par ailleurs, l’auteur aurait également pu prêter une attention à ce qui équipe les pratiques et représentations professionnelles des fonds vautours, c’est-à-dire d’accorder une analyse à la technicité du travail de ces agents[5]. Comment les actes des fonds procéduriers sont-ils concrètement produits ? Malgré ces remarques, qui ouvrent plutôt des perspectives de recherche, ce livre demeure remarquable par la qualité de son propos, sa clarté et les connaissances produites sur ce milieu.


  1. Benjamin Lemoine (2022), L’Ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris La Découverte.
  2. Benjamin Lemoine (2022), La Démocratie disciplinée par la dette, Paris, La Découverte.
  3. Pierre Bourdieu (2014), LesSstructures sociales de l’économie, Paris, Points.
  4. Bernard Lahire (2005), Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Paris, Armand Colin.
  5. Jean-Marc Weller (2018), Fabriquer des actes d’État. Une ethnographie du travail bureaucratique, Paris, Économica.