Recension : Hélène Combes, De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico (2024, CNRS Éditions)
Hélène Combes (2024), De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico, Paris, CNRS Éditions, 328 p.
Recension version post-print par
Denis Rayer
denis.rayer@ehess.fr
Doctorant EHESS/CESPRA, ATER Université de Lille/CERAPS ; EHESS-CESPRA, 2 cours des Humanités, 93322 Aubervilliers cedex, France
En 2000, Hélène Combes publiait dans les Cahiers des Amériques latines un article intitulé « De la rue au palais municipal[1] » qui s’intéressait au rapport à l’action protestataire et manifestante du Parti de la Révolution Démocratie (PRD) dans le contexte de son accession à la mairie de Mexico en 1997 et de sa pratique subséquente du pouvoir local. Vingt-quatre ans plus tard, son dernier ouvrage, intitulé De la rue à la présidence, vient prolonger et étendre ces réflexions à la lente et progressive ascension d’Andres Manuel Lopes Obrador (AMLO) et de ses soutiens, réunis au sein du PRD puis du parti Morena à partir de 2011, jusqu’à la présidence du Mexique en 2018. Il s’inscrit dans la continuité de ses recherches, débutées il y a près de trente ans, sur les relations entre partis politiques et mouvements sociaux à partir du cas mexicain. Le parti-pris par l’auteure, dès sa thèse de doctorat, de replacer ces objets dans un « continuum de l’action collective »[2], continue ainsi de se révéler heuristique et de donner lieu à des travaux stimulants. Les thèmes abordés dans l’ouvrage sont toutefois variés et explorent également les rapports de classe et de genre, le clientélisme, la violence politique, la corruption ou les occupations de place.
L’ouvrage s’appuie sur une recherche au long cours de plus d’une dizaine d’années – de la fin des années 2000 jusqu’à la fin des années 2010 – durant lesquelles l’auteure a effectué de fréquents allers-retours entre la France et le Mexique pour collecter des données d’enquête. Le matériau présenté est ainsi assez composite car il est alimenté par les différentes recherches individuelles ou collectives auxquels Hélène Combes a pris part durant cette période, notamment le projet ANR Palapa (Processus et acteurs latino-américains de la participation). De ce projet ont émergé des premières données quantitatives, recueillies par l’intermédiaire de questionnaires distribués lors d’une manifestation de « défense de l’économie populaire » en 2008. Outre des renseignements très instructifs sur les caractéristiques socio-économiques et les pratiques politiques des manifestants, ces questionnaires ont permis d’isoler un échantillon de quatre profils d’acteurs que l’auteure a suivi sur toute la période d’enquête, les rencontrant année après année pour recueillir leurs témoignages. Ce matériau qualitatif longitudinal constitue à n’en pas douter l’une des originalités les plus remarquables de l’ouvrage, en particulier lorsque l’on connaît les difficultés qui peuvent compliquer le maintien d’une relation d’enquête sur une si longue période, a fortiori dans un pays situé à plusieurs milliers de kilomètres de son lieu de travail. L’auteure mobilise également des entretiens recueillis auprès de dirigeants clés du PRD et de Morena, dont l’actuelle présidente Claudia Sheinbaum, ainsi que des récits d’observation ethnographiques réalisées en 2007 lorsqu’AMLO sillonnait le Mexique pour recueillir des soutiens et enregistrer ses partisans.
Les références théoriques mobilisées apparaissent elles aussi plutôt composites. Bien qu’Hélène Combes affirme son inscription dans une sociologie politique française de filiation bourdieusienne, elle fait également reposer son analyse sur la notion « d’économie morale » d’Edward P. Thompson, mobilisée pour analyser les relations sociales et politiques à l’échelle du quartier, et s’appuie aussi sur divers travaux de sociologie argentine (notamment ceux de Javier Auyero). Ces choix se justifient notamment par la place donnée dans l’ouvrage à la question de l’espace, saisie à travers différents lieux de la ville de Mexico où s’inscrivent l’essentiel des événements et des acteurs étudiés ; ainsi qu’à celle de la domination, abordée principalement à travers les rapports de classe et de genre.
La première partie de l’ouvrage analyse trois grandes phases de mobilisation successives qui ont participé à la construction du mouvement de soutien à AMLO. Le premier chapitre aborde le campement post-électoral de 2006, surnommé Plantón, qui fait suite à la contestation par le PRD du résultat des présidentielles. L’ampleur massive de cette occupation de la place du Zócalo de Mexico et de ses avenues adjacentes (plusieurs kilomètres de campement, près de deux millions de participants) ne manquera pas de frapper le lecteur plus familier des occupations de places européennes. Elle n’est sans doute pas étrangère au fort degré d’organisation du PRD, dont le fonctionnement pyramidal révèle un réseau territorial très dense. À partir des récits d’acteurs, le livre plonge le lecteur dans la vie quotidienne de ce campement, faite d’une division sociale du travail et de l’activité militante qui relègue les tâches récréatives, de gestion du quotidien et d’attente aux classes populaires alors que les classes moyennes se concentrent sur les activités politiques et intellectuelles. Il met tout de même en évidence la forte proximité relationnelle qui se construit dans un espace assez resserré de cohabitation sociale et de solidarité entre les occupants.
Le deuxième chapitre se penche sur une mobilisation assez atypique et couronnée de succès, celle des Adelitas. Ces brigades de militantes du PRD ont été formées en 2008 en protestation face à un projet de privatisation de la principale compagnie pétrolière du Mexique. Le chapitre relate leur occupation du Sénat mexicain, puis leur déploiement dans les quartiers de Mexico dans un but de diffusion de la mobilisation. Les rapports de genre passent au premier plan de l’analyse alors que l’auteure se penche sur l’invisibilisation inversée de la division genrée du travail durant l’occupation du Sénat : les hommes, qui relaient les femmes durant la nuit, sont effacés des récits du mouvement. C’est aussi leur genre qui permet aux Adelitas de circuler librement dans les résidences sur-sécurisées de Mexico où leur présence n’est pas perçue comme une menace, remplissant alors un rôle d’intermédiation dans la circulation de l’information sur le projet de privatisation.
Le troisième chapitre propose un bilan plus global du travail de longue haleine qui a consisté à transformer ces mobilisations en mouvement politique organisé. Y sont évoqués successivement la dimension charismatique de la figure d’AMLO ; le rôle instrumental de ses lieutenants réunis au sein du « gouvernement légitime » ; l’importance du recueil des données des militants dans un fichier numérique ; l’apparition de « maisons du gouvernement légitime », centres de la vie militante locale et relais auprès de la population ; la création d’un journal nommé Regeneración afin de mener la bataille idéologique médiatique et d’occuper les militants qui s’attachent à le distribuer dans les quartiers, avec tout ce que cela implique de conversations informelles avec les habitants ; et la formalisation d’une structure locale qui deviendra la base de Morena. L’analyse est ici minutieuse et éclairante en ce qu’elle dévoile un travail d’organisation à différentes échelles et sur un temps long. Bien que la référence ne soit pas directement convoquée par l’auteure, la réflexion semble ici prolonger les travaux de Verta Taylor sur la continuité des mouvements sociaux[3], enrichissant notre compréhension des structures et des mécanismes qui permettent de perpétuer un mouvement au-delà des phases intenses de mobilisation.
La seconde partie de l’ouvrage renverse la perspective du côté des acteurs. Les quatre chapitres qui la composent sont respectivement consacrés à retracer et à analyser de manière processuelle la trajectoire spécifique de chacun des profils d’acteurs sélectionnés pour l’enquête, afin de comprendre la place qu’occupent ces mobilisations dans la vie des mobilisés. Identifiant leurs dispositions sociales et militantes, leur inscription dans un territoire et son économie morale, l’auteure les met en regard de leurs engagements et de leurs désengagements en passant au crible leurs discours et leurs représentations sociales.
Ce passage à une échelle plus micro permet aussi de faire émerger d’autres thématiques. À travers la trajectoire d’Isidro Muñoz, Hélène Combes étudie le profil d’un leader de quartier et intermédiaire de guichet, dont le rôle ambivalent au sein d’une association locale lui permet, de façon plus ou moins assumée et formalisée, de distribuer des prestations sociales en échange de soutiens politiques. L’auteure montre la nécessité de complexifier l’analyse de ce type de relations au-delà de la seule explication clientéliste. Les acteurs peuvent, à la fois, pratiquer ce type d’échanges en se distanciant du qualificatif de « clientélisme », tout en mobilisant ce même qualificatif pour dénoncer les comportements de leurs concurrents politiques. Ainsi, l’analyse met au jour la manière dont ces relations façonnent l’économie morale d’un quartier et participent de la diversité de pratiques politiques observées au sein des classes populaires. À travers la trajectoire de Marina, l’auteure met en évidence l’imbrication des différentes sphères de vie d’une actrice dans son militantisme, ainsi que le stigmate attaché à son quartier d’origine qui la poursuit, qui sont autant d’éléments qui favorisent d’abord son engagement au PRD mais créent par la suite des désillusions et sa défection. Le parcours du Señor Santos, propriétaire d’une épicerie devenue un foyer local de la contestation, révèle également le rôle d’un acteur dont les dispositions au care en ont fait un intermédiaire du quotidien, tiraillé dans des conflits de loyauté entre le PRD et Morena. Enfin, la Señora Flor est une militante populaire de la cause du logement, déclassée dans sa trajectoire sociale ascendante par l’ONGisation de son association, dont l’auteure montre qu’elle retrouve une forme de félicité dans son engagement via sa participation au Plantón, aux Adelitas et au mouvement de soutien à AMLO.
En sus d’un matériau d’enquête riche et original, l’ouvrage présente plusieurs qualités notables. D’abord, Hélène Combes affiche un rapport réflexif aux conditions de production de ses données qui contribue au déroulé de l’analyse. L’ouvrage est parsemé de détails sur la collecte des matériaux et de récits d’anecdotes vécues sur le terrain, qui alimentent la réflexion et rendent l’écriture vivante et incarnée. En outre, l’auteure parvient de façon assez habile à mettre en dialogue la littérature sociologique française portant sur l’engagement et le militantisme avec la sociologie argentine des formes de politisation du quotidien, du clientélisme et de la violence. La notion d’économie morale est également mobilisée de façon convaincante, permettant de rendre compte spatialement de la complexité des rôles et des relations d’interdépendance, de domination et de coopération à l’échelle du quartier, mais aussi, des représentations et justifications des acteurs qui sous-tendent l’existence de tout ce système. Sur la question surplombante des relations entre partis et mouvements sociaux, fil rouge des recherches de l’auteure, l’ouvrage révèle un encastrement fascinant et dépaysant entre le milieu partisan du PRD, puis de Morena, et l’espace des mouvements sociaux de la ville de Mexico. À rebours d’analyses mettant l’accent sur la cooptation de militants protestataires par les partis politiques, ou sur les reconversions de ces militants à l’engagement partisan, le cas mexicain donne à voir un multi-positionnement militant qui n’est pas, en réalité, pensé comme tel : pour les acteurs en effet, militer dans son association locale ou dans son quartier signifie militer au PRD ou à Morena, sans qu’il n’y ait de distinction claire entre les deux.
D’autres aspects de l’ouvrage pourront toutefois désarçonner le lecteur. Premièrement, la richesse du matériau et la diversité des thèmes abordés comportent un revers : la réflexion en perd parfois son unité globale. Le choix original de séparer, dans la structure des parties, l’analyse du mouvement de l’analyse des trajectoires, produit une narration efficace mais peut faire perdre de vue les liens qui unissent une mobilisation électorale longue, nationale et de grande ampleur, et des profils spécifiques saisis au niveau micro. En outre, la multiplication des thèmes et des approches produit un livre assez hétérogène, ce qui implique, d’un côté, qu’il est moins évident d’en saisir la contribution théorique centrale et, de l’autre, qu’on peut regretter que certains thèmes n’aient pas été explorés plus en profondeur. À ce titre, la place des données numériques et des réseaux sociaux dans la structuration du mouvement est évoquée en filigrane à travers le fichier des militants et les captures d’écran de Facebook présentées dans la conclusion, mais n’est que très peu explorée en elle-même. Cela pique la curiosité du lecteur quand il sait la place de ces outils dans les mouvements sociaux des années 2010 et dans les campagnes électorales des quinze dernières années.
Enfin, on peut regretter que les développements de la première partie soient majoritairement centrés sur la période 2006-2012 et qu’ils n’explorent davantage les années de construction organisationnelle de Morena. En effet, l’ouvrage met l’accent sur les efforts impressionnants de construction d’un mouvement de soutien à AMLO jusqu’en 2012. Or, il est étonnant de constater qu’à cette même période, entre 2006 et 2012, le score électoral d’AMLO régresse, alors que pour les périodes suivantes, il augmente considérablement. Est-ce à dire que ces efforts ont mis du temps à porter leurs fruits ? Que d’autres initiatives plus efficaces ont été mises en place entre 2012 et 2018 ? Ou encore, que ce travail de mobilisation et d’organisation produit des effets en définitive plutôt mineurs au regard d’autres dynamiques électorales ? Si ces questions dépassent en partie le cadre de cette enquête, quelques éclaircissements à leur propos auraient été bienvenus. Ces réserves n’enlèvent toutefois rien à un ouvrage clair, passionnant et ambitieux, dont la lecture se révèlera enrichissante pour tout sociologue de l’engagement et de l’action collective.
- Hélène Combes (2000), « De la rue au palais municipal », Cahiers des Amériques latines, no 33, p. 152-172. ↑
- Hélène Combes (2011), Faire parti. Trajectoires de gauche au Mexique, Paris, Karthala , p. 15. ↑
- Verta Taylor (1989), « Social Movement Continuity. The Women’s Movement in Abeyance », American Sociological Review, vol. 54, no 5, p. 761-775. ↑